Il est devenu pratiquement impossible pour Hironobu Sakaguchi de pointer le bout de sa moustache en public sans que quelqu’un, fan ou journaliste, ne l’invite à exprimer son opinion sur ce qu’est devenu Final Fantasy.
De retour à Japan Expo au début du mois pour présenter les premiers détails de son nouveau jeu Terra Battle, il a dû une nouvelle fois contourner la question. Comme cela fait quelques années que cette situation est systématique lors de ses apparitions publiques et interviews, il lui est déjà arrivé d’exprimer son agacement : depuis qu’il n’est plus associé à la série, il préfère sans doute qu’on lui parle davantage de son actualité, de ses nouveaux projets. Mais tout de même, la tentation est trop forte : oh oui, monsieur Sakaguchi, dites-nous que vous détestez les derniers Final Fantasy, approuvez nos avis obtus ! Revenez sauver la série ! Il n’y a que vous et Nobuo Uematsu pour rétablir le bon vieux RPG à l’ancienne, avec ses princesses, ses dragons et ses combats au tour par tour ! Assez de Final Fantasy futuristes ! Oh oui, monsieur Sakaguchi !
Sakaguchi présentant Terra Battle à Famitsu
Je caricature. Un peu. En vérité, je regrette le plus souvent le manque de recul de ceux qui voient en Hironobu Sakaguchi le garant des véritables valeurs du RPG japonais que Final Fantasy devrait selon eux incarner. Dans la même logique que celle du rêve de remake, le retour fantasmé de Sakaguchi marquerait celui d’une forme de conservatisme confortable et de certaines valeurs refuge, contre les fantaisies blasphématoires des épisodes qui ont suivi son départ… Mais ces valeurs du passé, en réalité, l’homme ne les a jamais réellement incarnées. C’est même franchement méconnaître son œuvre et son influence sur Final Fantasy que de penser cela. Car le fondateur de la série a toujours voulu qu’elle aille de l’avant et n’a jamais hésité à remettre en doute ses inspirations et à donner leur chance à d’autres créateurs, qui ont depuis pris sa suite. Ces mêmes créateurs l’ont de toute façon entouré dès les premiers épisodes et ont contribué à la construction de la série, jeu après jeu, lui donnant la diversité qu’un seul homme ne pourrait pas apporter.
Il y a sans doute un excès de personnalisation autour de Sakaguchi, ce qui finit par concentrer sur lui ce que plein d’autres personnes ont créé autour de lui et grâce à lui. Souhaitant à partir de FFVI donner àFinal Fantasy une ambition de plus en plus cinématographique, il a par exemple mis en avant le cinéphile Yoshinori Kitase et c’est bien grâce à ce dernier que FFVII est devenu l’œuvre marquante que nous connaissons. C’est aussi lui qui a recommandé que FFXII soit confié à Yasumi Matsuno et son équipe. Pendant la conception de FFV, voyant en Tetsuya Nomura un jeune homme plein d’idées fraîches, il l’a fait participer de plus en plus souvent au processus créatif : à l’ère de la SNES, Sakaguchi ne se contentait déjà plus que de définir les grandes lignes et thématiques, puis laissait ses collaborateurs trouver les idées et les détails qui constitueraient le véritable jeu. Cela a permis l’émergence d’autres personnalités, et ce dans les différents domaines du développement : le système de jeu, le scénario, la direction artistique, plus tardivement la musique.
Même en définissant simplement les grandes lignes d’un projet, Sakaguchi en profitait pour montrer clairement son envie d’explorer des terrains nouveaux. C’est lui qui rédigea le premier synopsis de FFVII, qui devait se dérouler à New York, dans notre monde, à notre époque ! Une idée qu’il concrétisera dansParasite Eve, mais FFVII conserva la direction artistique moderne voulue par Sakaguchi, tirant ainsi un trait sur l’atmosphère fantasy canonique. Le film Les Créatures de l’esprit, qu’il écrivit et réalisa, vint démontrer une fois de plus que celui qui avait donné naissance à la série n’avait pas peur du risque en s’inscrivant dans une ambiance inattendue. L’esthétique de science-fiction ne l’a d’ailleurs pas empêché de transmettre son message humaniste, celui déjà incarné dans FFVII par la Rivière de la vie et auquel j’ai consacré un article. Pourquoi d’ailleurs cela l’en aurait-il retenu ?
Quant aux MMORPG que sont FFXI et XIV, leur existence est entièrement due à une volonté forte de Sakaguchi. Lorsqu’il constata l’émergence de ce nouveau genre de jeux en ligne à la fin des années 90, avec Ultima Online puis Everquest, il comprit que c’était une voie d’avenir et lança immédiatement le projet qui allait devenir FFXI. Il le confia même à ses deux fidèles amis Hiromichi Tanaka et Kôichi Ishii, avec qui il avait conçu les trois premiers Final Fantasy, comme s’il cherchait à donner une seconde naissance à la série. FFXI fête cette année son 12e anniversaire, et s’il est vrai qu’il demeure un MMORPG assez austère, il a été suivi par un FFXIV qui, depuis sa renaissance, est un titre très accessible et accueillant. Certes, Naoki Yoshida est le premier réalisateur d’un épisode numéroté à n’avoir jamais travaillé avec Sakaguchi, ce qui explique sans doute sa vision plus réductrice de ce qu’est Final Fantasy. Mais son jeu est si réussi qu’on est bien heureux que l’impulsion du MMORPG ait été donnée, il y a bientôt quinze ans de cela.
L’extension Chains of Promathia de FFXI
Les différents projets menés par Sakaguchi avec son nouveau studio Mistwalker depuis son départ de Square montrent aussi qu’il est prêt à toucher un peu à tout, même s’il est clair qu’il n’a plus les mêmes moyens humains et financiers. Bien que The Last Story m’ait laissé un parfum de déception, j’étais content qu’il refuse d’être un JRPG classique, et préfère des combats dynamiques dans un cadre plus scénarisé. Car en définitive, le genre d’un jeu n’a pas grande importance : ce qui compte, c’est l’ambition de son concepteur.
Hironobu Sakaguchi a laissé Final Fantasy à ses successeurs, lui-même le dit. La série a continué à évoluer sans lui, mais avec son héritage, que de nouveaux créateurs cherchent désormais à interpréter à leur manière dans les épisodes principaux et même les parallèles. Et en cela, ils poursuivent la démarche qu’il a entreprise, celle qui l’a conduit à orienter sa série vers des directions toujours différentes, au risque de surprendre ou de décevoir. Mais c’est tellement plus intéressant ainsi.