Aujourd’hui, 16 mai 2022, Final Fantasy XI a vingt ans. Premier MMORPG de la série, il est victime d’une discrétion à la fois regrettable et compréhensible, car il était évident que le choix de créer un épisode uniquement jouable en ligne était, en 2002, trop peu intuitif pour une série aussi grand public. Pourtant, l’univers de Vana’diel qu’il permet d’explorer a traversé ces deux décennies sans jamais être débranché – sauf pendant deux semaines, après le séisme du Tôhoku en mars 2011, pour des raisons d’économie d’énergie.
Mieux : alors que les développeurs avaient mis un terme à son histoire principale en novembre 2015, la petite machine est modestement repartie en août 2020 avec l’introduction d’une nouvelle série de quêtes de scénario, The Voracious Resurgence. Une preuve édifiante que le public de FFXI, s’il est certainement beaucoup plus restreint que celui de FFXIV, est resté suffisamment fidèle pendant toutes ces années pour que Square Enix lui offre ce cadeau inattendu. Cette longévité incroyable rend l’histoire de la genèse du projet d’autant plus fascinante, car elle nous replonge dans une période de démesure pour Square.
L’idée folle de Sakaguchi
Au tout départ, ce onzième épisode jouable massivement en ligne ne ressemble pourtant qu’à une lubie de Hironobu Sakaguchi. Ayant découvert à la fin des années 1990 les premiers MMORPG américains que sont Ultima Online et EverQuest, le créateur de Final Fantasy se convainc que l’avenir du jeu vidéo se trouve là et incite activement les équipes de Square à s’y essayer. De fil en aiguille, l’idée est posée avec insistance par Sakaguchi : faire entrer rapidement la série dans cette nouvelle ère, et ce, avec un véritable épisode numéroté !
Mais le projet est si ambitieux que la quasi-intégralité du studio finit par s’y embarquer. Alors que FFIX et X sont déjà dans les tuyaux, plusieurs équipes jusque-là séparées (dont celles de Chrono Cross, Legend of Mana et Parasite Eve 2) sont fusionnées pour mener à bien la conception du MMORPG. Cela a pour effet de restreindre brutalement l’ampleur et la diversité du catalogue de l’éditeur, un événement à l’époque surnommé le « FF Shift ». Ce basculement exclusif vers FF explique pourquoi plusieurs créateurs de renom, dépossédés des univers qu’ils voulaient développer, font le choix de quitter Square pour fonder leurs propres studios.
Une iIlustration promotionnelle créée par Tetsuya Nomura au tout début du projet
Nous sommes alors avant l’éclatement de la bulle Internet, et ce domaine constitue le nouvel eldorado pour quiconque a des ambitions d’avenir – ce qui est le cas de Square, qui vient de marquer l’industrie avec FFVII et s’apprête à produire le premier long-métrage en images de synthèse photoréalistes, Les Créatures de l’esprit. Ainsi, il ne s’agit pas juste de créer un FFXI qui serait un pionnier du jeu en ligne sur consoles. En effet, Square se lance en parallèle dans le gigantesque chantier PlayOnline, une plateforme connectée censée accueillir non seulement des jeux vidéo, mais aussi de la lecture de manga, de l’écoute de musique et des actualités sportives – Sakaguchi rêve même déjà de créer une sorte de métavers avant l’heure, un monde virtuel dans lequel les joueurs pourraient se retrouver et qui évoluerait en fonction du monde réel.
Les choses ne se passeront pas aussi bien qu’il l’avait envisagé, et ce, pas uniquement à cause de la fin de la bulle Internet. En concentrant toutes ses ressources dans ces expérimentations à haut risque sans s’assurer une rentrée d’argent régulière grâce à des sorties de jeux classiques, Square va au-devant de graves difficultés financières.
Précisément : 2001 est l’année catastrophe, marquée par l’annonce de pertes colossales (dues en partie à un report de dernière minute de FFX), le départ de plusieurs pontes (dont Sakaguchi lui-même) et l’échec commercial du film Les Créatures de l’esprit. Dans ce grand chambardement, les ambitions de PlayOnline sont grandement revues à la baisse pour ne plus servir que de plateforme d’accès aux jeux en ligne. Quant à Final Fantasy XI, qui devait initialement sortir à l’automne 2001, il est plusieurs fois repoussé.
Un lancement dans la douleur
Quand il est enfin lancé au Japon sur PlayStation 2, le 16 mai 2002, c’est peu dire que les grands espoirs levés au début du projet se sont ternis. Sur le papier, les chiffres de vente sont nettement inférieurs aux épisodes classiques : seuls 120 000 exemplaires s’écoulent le premier mois (contre 2 millions pour FFX), ce qui était cependant attendu compte tenu des spécificités du projet. Il faut dire que chaque joueur doit non seulement se procurer le jeu et souscrire un abonnement mensuel, mais aussi acheter un module spécifique à brancher sur sa PS2, seul moyen de se connecter au réseau – sans oublier des accessoires recommandés, tels que la souris et le clavier.
Mais surtout, le démarrage du service est émaillé de problèmes. À cause d’une surcharge du serveur de connexion, très peu de joueurs arrivent à poser effectivement le pied dans Vana’diel, et il faut attendre plusieurs jours avant que la situation ne commence à se stabiliser, malgré les maintenances d’urgence. Quatre jours après la sortie, seules 40 000 personnes ont réussi à s’inscrire et le pic de joueurs connectés simultanément est de 25 000 – un quart de la capacité d’accueil prévue par les développeurs.
Pour ne rien arranger, certains joueurs reçoivent un message d’erreur quand ils essaient d’enregistrer leur code de produit, tandis que d’autres découvrent qu’ils ont été facturés plusieurs fois. Si, aujourd’hui, tout bon joueur de MMORPG est habitué à de tels écueils au lancement (FFXIV connaîtra les siens), la situation n’en est pas moins embarrassante pour Square, compte tenu de l’aura de Final Fantasy, et la société doit se défendre des accusations d’impréparation. Chose rare, un message d’excuse est même publié dans les journaux nationaux japonais.
Sans doute marquée par l’échec commercial de la Dreamcast, qui avait elle aussi misé une partie de son attrait sur l’accès à Internet, l’industrie japonaise est à ce moment-là encore très frileuse en termes de jeu vidéo en ligne, et observe avec circonspection la tentative de Square. L’anecdote la plus fameuse date de juin 2002 quand, lors d’une conférence de presse de Nintendo, son ex-président Hiroshi Yamauchi (qui vient tout juste de céder sa place à Satoru Iwata), annonce de but en blanc que « FFXI est un échec ». Tout juste Iwata parvient-il à arrondir les angles en soulignant simplement qu’il est encore trop tôt pour s’essayer au MMORPG sur consoles de salon.
L’incident fait très mauvais genre, alors que Square et Nintendo sont en pleines négociations pour une réconciliation après plus de six ans de brouille, due au lancement de FFVII sur PlayStation. S’il réagit le jour même à la provocation de Yamauchi, le président de Square d’alors, Yôichi Wada (nommé à ce poste seulement quelques mois plus tôt), s’en tient à une déclaration cordiale : la réussite d’un jeu en ligne se mesure sur la longue durée, d’au moins cinq ans, et FFXI doit simplement être vu comme le pionnier de ce nouveau marché.
Toujours là, contre vents et marées
L’avenir donnera raison à Wada : Final Fantasy XI ne sera certes jamais un succès populaire écrasant, mais après son lancement en Amérique puis en Europe en 2004, il se stabilisera pendant un temps à environ 500 000 joueurs actifs mensuels. Les peines du lancement seront oubliées et il pourra commencer à faire parler de lui pour les bonnes raisons. Parmi elles se trouve d’ailleurs l’esprit transnational et transplateforme du jeu, qui fait que les joueurs se retrouvent tous sur les mêmes serveurs, qu’ils jouent au Japon, en Amérique ou en Europe et sur PC, PlayStation 2 ou Xbox 360 (ces deux dernières versions ont été déconnectées en 2016). Un système de traduction automatique, permettant de sélectionner des messages préécrits, est même intégré.
De même, comme tout MMORPG qui se respecte, l’histoire est une entreprise de longue durée. Les extensions s’enchaînent donc rapidement, avec Rise of the Zilart 2003, Chains of Promathia en 2004 (encore à ce jour l’une des histoires les plus populaires au sein des joueurs de FFXI), Treasures of Aht Urhgan en 2006 et Les Guerriers de la Déesse en 2007. Chaque fois, le menu est prolifique : scénario inédit, nouvelles zones à explorer, jobs à déverrouiller, contenus de combat…
L’ombre de FFXIV, titre développé au sein du même département et prévu pour 2010, semble ensuite planer sur le rythme de mises à jour de FFXI – un peu comme si la fin approchait inévitablement. En 2009, au lieu d’une extension à proprement parler, seuls trois courts scénarios téléchargeables sont ajoutés. L’année suivante, ce sont les modes de combat d’Abyssée, destinés aux plus hauts niveaux, qui sont publiés. Finalement, alors que les joueurs ne semblent toujours pas déterminés à délaisser Vana’diel, une véritable sixième extension nommée Explorateurs d’Adoulin est lancée en 2013.
Il n’y en aura plus d’autres ensuite. En 2015, l’équipe de développement met un terme à l’aventure ouverte plus d’une décennie auparavant avec Rhapsodies of Vana’diel, une ultime histoire en trois parties. Ce n’est cependant pas un adieu, mais un long au revoir qui marque le début d’une nouvelle ère pour FFXI. À partir de là, le MMO continue à être actualisé tous les mois, mais uniquement pour procéder à des ajouts de modes de combat et à des rééquilibrages du système de jeu. Le nombre exact de joueurs actifs n’est plus communiqué depuis longtemps par l’éditeur, mais il est probable qu’il soit suffisant pour justifier le maintien d’une équipe – si réduite soit-elle.
Si Square Enix tente pendant un temps de faire vivre Vana’diel autrement, à travers le jeu mobile Final Fantasy Grandmasters (déconnecté en 2019) et un reboot par les Coréens de Nexon qui ne s’est jamais concrétisé, seul le véritable FFXI a tenu bon, même après l’arrêt des versions sur console. Vous pouvez toujours y jouer aujourd’hui sur PC, et les divers ajustements apportés au fil du temps (dont le système de Trust, qui permet de jouer avec des personnages gérés par l’IA) ont même nettement facilité la progression en solo, qui était virtuellement impossible à l’origine.
En 2012, soit dix ans après son lancement, Yôichi Wada affirmait que Final Fantasy XI était de loin l’épisode le plus rentable de toute la série, ce qui n’est guère surprenant puisque ses abonnements ont apporté des fonds relativement constants chaque mois pendant des années. Pas étonnant que le jeu-service, sorte de version plus grand public des jeux massivement jouables en ligne, ait fini par s’imposer chez de nombreux éditeurs ! Cela permet aussi de comprendre pourquoi, dès 2005, Square devenu Square Enix commence à poser les bases d’un deuxième Final Fantasy au format MMORPG – mais c’est une autre histoire.
Il ne faut pas oublier Final Fantasy XI
De fait, Final Fantasy XIV est l’épisode qui a le plus bénéficié des fondations établies par FFXI. Certes, le premier est, à partir de sa refonte A Realm Reborn, un MMO de la deuxième génération, aligné sur l’exemple World of Warcraft, là où le second témoigne de « l’austérité » de ses inspirateurs. Et c’est bien grâce à sa plus grande facilité d’accès que le nouvel épisode connaît actuellement un succès populaire sans commune mesure avec celui de son prédécesseur.
Malgré tout, FFXIV peut remercier FFXI sur de nombreux points. L’un d’eux est directement lié à la nature profondément scénaristique de la série, tant il a démontré qu’il est tout à fait possible de raconter une histoire dense et de développer un univers riche dans un jeu en ligne – en fin de compte, c’est peut-être même le cadre idéal pour cela, comme je le glissais dans ma célébration de FFXIV. Et ce, même si les moyens audiovisuels mis en œuvre ne peuvent pas suivre, pour des raisons techniques, l’évolution des épisodes « traditionnels ».
Pour beaucoup de ceux qui n’ont jamais touché à FFXI, le principal regret est certainement que l’immensité de Vana’diel leur restera inaccessible, pour diverses raisons : le jeu est ancien, son volume de contenu est intimidant, il n’est plus jouable que sur PC, sa traduction française a été retirée, un MMORPG demande un investissement temporel et financier qu’on ne peut pas forcément se permettre… Mais le risque est là, dans quelques années sans doute, d’assister à la déconnexion définitive de cet univers virtuel, ce qui constituerait un choc certain, en plus d’une perte notable pour la série (ce sujet me taraude depuis longtemps).
On ne sait pas si Square Enix compte un jour proposer une version hors ligne du jeu, à la manière de Dragon Quest X, dont une version dite Offline sera publiée cet automne au Japon sur consoles et PC. Sur le site We Are Vana’diel, l’actuel producteur de FFXI, Akihiko Matsui, préfère malheureusement ne pas s’avancer :
« Nous ne pourrions pas juste prendre FFXI tel quel et en faire une version hors ligne. […] Si je devais créer une version hors ligne, je prendrais ce que je pense être les meilleurs éléments de FFXI, puis je ferais un jeu qui conserve ces éléments tout en ayant ses propres qualités en tant que jeu hors ligne. En ce sens, je ne pense pas que ce serait le jeu hors ligne auquel s’attendent les joueurs de FFXI. Même si nous parlions de faire un remake de FFXI, je pense que je changerais beaucoup de choses. […] Tout le monde a sa propre vision de ce qu’est FFXI, et les éléments qui définissent FFXI selon moi sont sans doute très différents de ce que les joueurs apprécient dans le jeu. Si on me demandait de créer ce qui définit selon moi FFXI en mettant de côté l’avis des joueurs, ça pourrait être amusant… Voilà ma position actuelle sur le sujet. »
Quelle que soit la méthode choisie si un tel chantier venait à se concrétiser, nous pouvons nous réjouir de toujours compter parmi nous le FFXI d’origine, celui qui a été lancé ce même jour de mai, il y a vingt ans exactement, et qui n’a cessé d’évoluer depuis lors. Vana’diel est un lieu à part, un univers à la simplicité certes inscrite dans les limitations techniques de son époque. Il n’en est pas moins chargé d’une atmosphère unique, à la fois tranquille et baignée de nombreux mystères, dans un monde authentiquement immense. S’il n’aura jamais eu le dynamisme extraordinaire de FFXIV, il reste un pan essentiel de l’histoire de la série. Alors joyeux anniversaire, Final Fantasy XI !