À défaut de créer de bons nouveaux jeux (ces derniers mois ont été peu féconds…), Square Enix s’est lancé dans une frénésie de remakes et de remasterisations de ses classiques d’antan. C’est l’occasion de retrouver des perles parfois passées sous les radars, d’autant plus dans le cas de titres qui n’ont pas été localisés pour l’Europe ou même qui ne sont jamais sortis du Japon. Disponible le 7 avril sur PlayStation 4, Xbox One, Nintendo Switch et PC, Chrono Cross: The Radical Dreamers Edition entreprend de faire les deux en proposant le magnifique Chrono Cross et son étonnante ébauche, Radical Dreamers !
Le jeu a été testé en version PlayStation 4 à partir d’un code fourni par Square Enix. Cet article ne comporte pas de spoilers de l’histoire.
Le retour d’une œuvre unique
Sorti en 1999 sur PlayStation (puis 2000 en Amérique du Nord), Chrono Cross est la vraie-fausse suite de Chrono Trigger, qui n’avait malheureusement jamais traversé les océans pour accoster en Europe. Une époque qu’on ne regrette pas, et c’est peu dire que les sorties récentes de SaGa Frontier ou Legend of Mana ont rectifié cette injustice. Il est donc tout à fait réjouissant, après plus de vingt ans d’attente, de pouvoir enfin profiter de Chrono Cross le plus officiellement du monde. Le tout, avec une traduction française ! Celle-ci est d’ailleurs de très bonne facture, avec de judicieuses adaptations par rapport au texte anglais (notamment, Harle troque son fameux franglais contre un « francitalien » truculent).
À sa sortie, Chrono Cross avait notablement déçu les fans de Chrono Trigger, jeu légendaire s’il en est. Mais de toute évidence, et à commencer par son approche visuelle totalement différente, Cross est une autre proposition – une de ces perles audacieuses de l’âge d’or de Square de la fin des années 90. En termes de gameplay, l’une de ses grandes particularités vient de la possibilité de recruter jusqu’à 45 personnages jouables, des plus charismatiques aux plus improbables. De même, son système de combat est assez original en cela qu’il est lourdement basé sur le principe des « éléments », à gérer judicieusement pour amplifier le potentiel offensif et défensif de ses héros.
Scénaristiquement parlant, nous sommes devant un titre qui porte indéniablement la patte de Masato Katô, l’homme qui avait planifié l’histoire de Trigger, et que l’on a retrouvé plus tard sur Final Fantasy XI, certes, mais aussi et surtout le premier Baten Kaitos. Ce dernier avait, à sa sortie sur GameCube en 2003, évoqué Chrono Cross à plus d’un titre… ce qui s’explique aussi parce qu’ils partagent le même directeur artistique, le talentueux Yasuyuki Honne.
Bien loin de la suite téléphonée, Chrono Cross est d’un accès assez abrupt. On est lancé dans le bain immédiatement et l’histoire déballe très tôt les premiers de ses nombreux mystères, mais c’est pour mieux offrir des rebondissements haletants à la Katô. Il ne faut d’ailleurs pas se laisser tromper par son univers exotique et ensoleillé, si envoûtant soit-il, car le jeu baigne dans une ambiance tour à tour onirique et mélancolique. Sans trop en dire, il est difficile de ne pas conseiller cette expérience à qui n’a jamais pu y goûter à l’époque, tant il s’agit d’une page remarquable des jeux de rôle japonais de la PlayStation… pour peu que vous n’ayez rien contre les héros muets (et qui s’appellent Serge).
Cette réédition comprend aussi un bonus des plus improbables : Radical Dreamers. Jusque-là exclusif au Japon, ce jeu d’aventure entièrement textuel avait été proposé en 1996 sur Satellaview, un module de la Super Nintendo qui permettait de télécharger des jeux par satellite. Square avait développé une poignée de petits jeux sur cette plateforme, même s’ils étaient très limités par les capacités de l’époque : ils devaient peser moins d’un mégaoctet ! Créé sous la direction de Masato Katô, Radical Dreamers est un jeu étonnamment prenant qui sème quelques-unes des graines de ce que deviendra Chrono Cross. À ce titre, il est tout à fait réjouissant de pouvoir retrouver un de ces jeux « perdus ».
Une réédition surtout fidèle
Mais que peut-on dire du travail de remasterisation ? De fait, l’ensemble est plutôt économique, Chrono Cross et Radical Dreamers étant identiques sur le papier à ce qu’ils étaient à l’époque. Si le second ne propose aucune option graphique particulière, Chrono Cross laisse néanmoins le choix entre les graphismes d’origine et une version moderne optimisée. Bien que sa présence soit sympathique pour l’exhaustivité de la compilation, le mode d’origine est à réserver aux amateurs de pixels, ce qui est inévitable quand on restitue exactement les graphismes très compressés de la PlayStation sur des écrans actuels.
Le mode moderne, quant à lui, propose des décors en 2D lissés, des modèles de personnages en 3D refaits et des menus rehaussés en haute définition, avec les portraits redessinés des héros (par leur illustrateur d’origine, Nobuteru Yûki). Le résultat est malheureusement inégal, et ce sont comme toujours les décors qui pâtissent le plus de l’agrandissement : on passe d’un style peint assez sympathique sur certaines toiles naturelles à des restitutions baveuses sur les formes les plus nettes, comme dans les villes. Les nouveaux modèles 3D sont en revanche réussis, tout en restant fidèles au style d’origine, et les interfaces sont fort seyantes. Le plus triste vient sans doute des cinématiques en images de synthèse, sur lesquelles les artéfacts visuels sont très grossiers.
S’il y a bien un point sur lequel Chrono Cross était intouchable en son temps et le reste aujourd’hui, c’est sa bande originale, composée par Yasunori Mitsuda (tout comme Chrono Trigger et Radical Dreamers). Contrairement aux graphismes, la musique est ici exactement la même que sur PlayStation, sans réarrangements – tout juste y a-t-il eu une amélioration de l’égalisation et de la compression de la source source d’origine, transparente pour les oreilles non initiées. Radical Dreamers, lui aussi, reprend fidèlement sa bande-son Super Nintendo, et il est assez savoureux d’entendre les thèmes qui ont ensuite été repris dans Chrono Cross.
Seuls l’écran d’accueil et le générique spécifique à la remasterisation disposent de nouvelles reprises, enregistrées en studio avec de vrais instruments, pour un résultat éblouissant. À cela s’ajoutent deux sublimes chansons inédites, composées par Mitsuda sur des paroles de Masato Katô (traduites en gaélique irlandais). Vous pouvez en écouter une dans cette vidéo.
L’absence d’arrangements dans le jeu lui-même est une volonté de Yasunori Mitsuda, qui a toujours considéré que les musiques de Chrono Cross étaient déjà très bien comme ça. Même si cela semble peu modeste, on ne peut que lui donner raison. Et puisqu’on n’en dit jamais assez de bien, en voici une nouvelle couche : c’est peut-être la plus belle bande originale de l’ère PlayStation, non seulement par la douceur et la richesse de ses compositions, mais aussi pour la qualité incroyable de son son. Difficile de croire qu’elle est entièrement synthétique quand la guitare acoustique qui berce bon nombre de mélodies est aussi authentique – il faut dire que Mitsuda et le programmeur Ryô Yamazaki sont allés jusqu’à imiter les grattements des cordes. Associé aux visuels colorés et dépaysants, ce cocon musical mérite presque à lui seul de se plonger dans Chrono Cross.
Pour faciliter l’entrée dans ce dernier, les fonctions d’accessibilité incluses d’office sont plutôt bienvenues. L’accélération de la vitesse de jeu est sans doute l’outil le plus pratique pour s’épargner quelques longueurs de gameplay, et les combats se changent en promenade de santé grâce à une option qui permet aux personnages d’esquiver tous les assauts adverses (parce que parfois, on n’a pas envie de s’embêter). Il existe aussi un mode de combat automatique, mais celui-ci n’enclenche que les attaques de base, ce qui peut donner ironiquement lieu à des batailles plus longues que si on sélectionne manuellement des sorts puissants. Tout est donc une question de choix en fonction de la situation.
En tant que remasterisation, Chrono Cross: The Radical Dreamers Edition apparaît comme une proposition sommaire, qui ne s’offre de lifting graphique convaincant que sur certains points. Il n’en reste pas moins que l’un des trésors de la belle époque de Square est désormais pleinement jouable sur les plateformes actuelles, avec une traduction française, le tout accompagné d’un objet de collection qui mérite le détour : Radical Dreamers. Si vous êtes prêt à accepter les visuels parfois mal dégrossis, Chrono Cross est un jeu riche et captivant qui, derrière son approche déroutante, illustre les formes ingénieuses que peut prendre une suite « directe ».