Cela semblera peut-être évident pour vous, mais les jeux vidéo ne sortent pas tout prêts et bien chauds d’un four géant, pas plus qu’ils ne sont le produit sans aspérités d’une grande machinerie bien huilée. Non : ils sont bel et bien créés par des êtres humains, dotés d’opinions et de sensibilité – c’était d’ailleurs le sujet d’un précédent éditorial. Pourtant, il m’apparaît qu’un tel rappel n’est jamais superflu, dans une industrie où le créateur a longtemps été désincarné, caché derrière des personnages emblématiques ou des noms de marque.
Ce n’est qu’au fil des années que nous avons non seulement pu commencer à mettre des visages sur celles et ceux à qui nous devons ces belles aventures, mais aussi à aller au-delà des rares personnalités emblématiques – telles que Shigeru Miyamoto, Hideo Kojima ou Hironobu Sakaguchi – auxquelles il est facile d’attribuer le mérite d’un titre entier, pour admettre qu’il s’agit immanquablement d’un travail d’équipe. Plus tard encore, nous avons pu comprendre qu’un jeu vidéo n’est pas l’expression non diluée d’un cerveau omniscient, mais un produit en équilibre instable entre de multiples facteurs : réflexions créatives, tensions humaines, délais et budgets – même l’air du temps entre en ligne de compte. Si écrasantes soient-elles, toutes ces informations sont nécessaires pour juger décemment d’une œuvre, quitte à ce qu’il faille en accepter les contradictions.
Quand toutes les conditions sont réunies, un jeu vidéo trouve son public et un lien fort s’établit entre les développeurs et les joueurs. Le problème est que ce lien peut vite tourner au vinaigre si les premiers multiplient les indélicatesses ou si, plus fréquemment, l’implication des seconds vire à l’obsession possessive – un travers encouragé par la proximité immédiate d’Internet. Nous connaissons tous des exemples de ces communautés dites « toxiques », qui ne font finalement de bien à aucune des deux parties et qui renvoient une piètre image du jeu vidéo.
Le week-end dernier, le Fan Festival de Final Fantasy XIV a été la démonstration touchante d’un bien précieux : celle d’une communion collective. Si dénuée de public fût-elle en raison de la crise sanitaire, cette édition n’en a pas moins été abondamment suivie et commentée par écrans interposés. Par une curieuse ironie, le dispositif choisi par Square Enix – des écrans permettant aux développeurs sur scène de lire les commentaires de YouTube, Twitch et Nico Nico – a créé une sorte de nouvelle proximité réjouissante, un flot de messages et d’émoticônes plus articulé que les cris et applaudissements d’un public « réel ». Certes, la ferveur chaleureuse de ce dernier ne pourra jamais être remplacée, mais dans l’état actuel du monde, ce substitut s’est révélé remarquablement efficace. C’était une cacophonie aussi foutraque qu’enthousiaste.
Si les annonces relatives au jeu en lui-même sont naturellement au cœur des Fan Festivals, il est indéniable que l’intervention directe de ses créateurs en fait tout le sel, qu’il s’agisse de retrouver les visages bien connus – dont l’inévitable Naoki Yoshida – ou d’en découvrir de nouveaux. Les éditions réelles des dernières années ont ainsi révélé des hommes et des femmes qui n’étaient jusque-là que des noms perdus dans les longs génériques, et qui, après cette exposition publique, sont devenus des figures familières parmi les joueurs. Pour l’avoir vécu en personne, il était par exemple difficile de ne pas se réjouir devant les réactions émues des designers Yûsuke Mogi, à Francfort en 2017, ou Ayumi Namae, à Paris en 2019, devant les acclamations du public. Celui-ci venait en effet de mettre un nom et un visage sur celles et ceux qui avaient dessiné les personnages et les tenues qu’ils arborent avec fierté.
Ainsi, lors de cette édition en ligne, aurait-on pu écouter Banri Oda, sommairement déguisé en professeur d’école, nous raconter pendant des heures l’histoire cachée des ruines sharlayanaises de Dravania, du laboratoire délabré de Matoya ou des Namazus échoués en terre d’Azim. Il y a de quoi rester songeur en imaginant tous les récits encore méconnus qui existent aux quatre coins d’Hydaelyn. L’univers de FFXIV – le lore, comme on dit – n’a de cesse de nous étonner par sa richesse, sans commune mesure dans la série. Plus tard, on a pu ressentir une proximité inattendue avec Natsuko Ishikawa qui, interrogée sur ce qu’elle fait pour se détendre quand elle ne travaille pas sur le scénario, a partagé son plaisir d’admirer simplement le ciel ou d’aller assister à des séances de planétarium. Enfin, par la voix du concepteur des combats Daisuke Nakagawa et de l’animateur Takanobu Miyazawa, on contemple l’ampleur du travail théorique et technique qui a mené à l’insertion d’une narration sous-jacente dans le raid Oméga : Alphastice v4.0.
Vous voyez naturellement où cette réflexion nous mène. Le moment le plus fort de ce Fan Festival en ligne n’a pas été la diffusion de la somptueuse bande-annonce d’Endwalker ou la présentation des nouveautés qui nous attendent en novembre prochain dans cette extension. Ce fut un instant infiniment plus grave, mais profondément humain, dans toute sa fragilité et sa sincérité. Une confession que nombre de créateurs auraient sans doute tenue secrète, tant elle bouscule le protocole solennel d’un événement public, mais que les créateurs de FFXIV ont jugé bon de partager avec celles et ceux qui les suivent depuis tout ce temps.
Masayoshi Soken a passé la moitié de l’année 2020 dans une chambre d’hôpital à se battre contre le cancer. Sans que personne ne le sache, en dehors de Naoki Yoshida et du P.-D.G. de Square Enix, il a continué à travailler de là-bas, pensant probablement aux fans qui attendaient avec impatience ses nouvelles compositions. Maladie ou non, il était de son devoir de conclure l’époustouflante épopée de Shadowbringers en beauté. Après tout, même éclatée par la pandémie qui avait généralisé le télétravail, toute l’équipe de développement s’y était mis. Au lancement de la mise à jour 5.3, en août 2020, c’est comme souvent la musique qui a concentré les émotions des joueurs : « To the Edge », miroir du thème de Shadowbringers reprenant judicieusement l’emblématique mélodie d’Amaurote, a tout de suite sonné juste. Mais aujourd’hui, il apparaît aux oreilles de tous comme un morceau différent – pas juste l’accompagnement d’une bataille épique, mais le symbole de la lutte bien réelle et douloureuse de son auteur.
Les créateurs donnent, les joueurs rendent. « En voyant les réactions des joueurs du monde entier qui prenaient plaisir à jouer à Shadowbringers, cela m’a aidé à venir à bout de ce cancer », a glissé Soken, des sanglots dans la voix, alors que défilaient sur les flux vidéo des torrents de cœurs et de messages d’affection et de soutien. Bouleversés comme tant d’autres par le fléau qui s’est abattu sur l’homme qui leur a offert d’aussi belles heures de musique, certains joueurs sont allés terrasser le cancer pour lui. D’autres ont pris leurs crayons. Le mot-clé #WELCOMEBACKSOKEN, inspiré par le message poignant de Naoki Yoshida à son « fidèle ami », s’est retrouvé jusque dans le jeu, accompagnant bien sûr… le défi du Trône du sacrifice. (Les larmes de Yoshida se comprennent d’autant mieux que le cancer a emporté en décembre dernier un autre de ses amis, le joueur Maidy, qui a inspiré la série Dad of Light.) Alors oui, nous avons bien assisté à une authentique communion collective, sans arrière-pensée.
Les créateurs donnent, les joueurs rendent – et parfois, il arrive même que les créateurs rendent à leur tour. Cette boucle jouissive ne sort pas de nulle part. Pour en arriver là, Naoki Yoshida et son équipe ont dynamité des années de communication froide et parcellaire de Square Enix, un fait qui avait sûrement contribué à isoler certains créateurs dans leur tour d’ivoire. Non que cela soit mauvais en soi : il y a une dizaine d’années, je prenais l’idéal de Final Fantasy tellement à cœur que je traitais le goût de Yoshida pour le fan service avec une grande méfiance. Aujourd’hui, je sais qu’il s’agissait d’une communication de crise, et que FFXIV possède une âme véritable, un monde et une aventure bien à lui – avec, certes, des reprises plus grossières que d’autres, mais qui font toujours l’objet d’un effort notable d’intégration.
Bien sûr, avant toute chose, Yoshida mène un business. La relation entre les développeurs et les joueurs est un contrat prenant la forme d’un abonnement mensuel – un modèle rare dans le paysage du jeu vidéo actuel, mais pour lequel la défense donnée en 2013 par le producteur tient toujours. Une fois ce facteur intégré, il reste une large place pour la création. Sans se parjurer, les concepteurs de FFXIV vont jusqu’au bout de leur logique. Ils ont une histoire à raconter, une épopée remarquable qui a trouvé son summum dans Shadowbringers, et ils prennent plaisir à assister aux réactions de la communauté, au point de lui offrir ensuite les clins d’œil adéquats. Une situation d’autant plus efficace que l’œuvre est incarnée et que les joueurs savent qui sont ses auteurs, pour les avoir vu partager avec enthousiasme leur travail. Telle est la source de cet échange constant, qui a fait de FFXIV l’un des jeux massivement multijoueur les plus sains de son temps. Telle est l’énergie qui a aidé Masayoshi Soken à se battre contre le cancer.
Les créateurs donnent, les joueurs rendent et les créateurs rendent à leur tour. En multipliant à nouveau les pitreries qui ont fait son charme – de son automassacre de la désormais officiellement intitulée « La Hee » sous le regard consterné de la pianiste Keiko à sa danse grotesque en bonne compagnie sur « Pa-Paya » –, Soken a sans doute voulu adresser un remerciement à celles et ceux qui l’ont soutenu sans le savoir. Et en venant faire une courte battle avec l’impayable Koji Fox sur le thème de Titan, Naoki Yoshida n’a pas seulement offert aux fans une nouvelle prestation brisant les codes du producteur/réalisateur. Il a surtout savouré avec son ami Soken un moment de scène cathartique, auquel ils ne devaient plus tellement croire il y a seulement un an. À n’en pas douter, cette joyeuse troupe a vécu là sa meilleure vie.
C’est pour cela que Final Fantasy XIV est un jeu humain, bien vivant. Les développeurs et la communauté sont une grande famille, avec tous les avantages et les inconvénients que cela implique, et c’est peu dire que je suis heureux d’en faire partie. Vivement novembre pour communier à nouveau… et repousser la fin des temps !