Qui a dit qu’il n’y avait pas de scénario dans Final Fantasy XII ? Dans cet épisode qui met l’accent sur l’exploration du vaste monde d’Ivalice à travers de très nombreuses quêtes, il est certes vrai que l’intrigue principale semble se mettre progressivement en retrait au profit d’une grande liberté d’action. Mais cela, pourtant, n’enlève en rien à ce scénario ses qualités profondes, illustrées par une écriture élégante et concise profitant d’une mise en scène soignée pour exprimer les détails les plus subtils. Derrière ce qui au départ ressemble à une simple histoire de conflit entre le bien et le mal se cachent de nombreux jeux d’influence, depuis les défenseurs de la paix et les faux prophètes de la guerre jusqu’aux forces sibyllines qui se targuent de gouverner l’histoire. Quatre grandes thématiques, intimement liées les unes aux autres, inspirent cette grande histoire : les difficiles liens familiaux, le désir peut-être vain de liberté, le pouvoir en tant qu’outil de légitimité et la relation entre l’humain et le divin. Dans cet article, je vous propose de les examiner en contexte.
Attention : cet article aborde l’intégralité de l’histoire de Final Fantasy XII. À ce titre, il est conseillé de terminer le jeu avant de le lire.
La famille brisée
Avant le douzième épisode, la série Final Fantasy n’avait jamais autant intégré la famille à sa trame scénaristique. En effet, les familles des six personnages principaux font toutes partie, à un moment ou à un autre, de l’histoire. Le premier personnage jouable, Reks, est le frère aîné de Vaan, ce qui place d’emblée ce dernier dans l’intrigue. Basch est le frère jumeau de Gabranth, mais leurs divergences politiques a encouragé la haine de ce dernier. Balthier est le fils du docteur Cid, l’allié diabolique du principal antagoniste. Fran a deux sœurs, Mjrn et Jote, qu’elle retrouve au cours du jeu, mais pour une issue amère. Penelo, sans doute la plus étrangère à cette thématique, a perdu sa famille pendant la guerre, mais son statut d’orpheline joue un rôle pertinent pour illustrer la situation difficile de Dalmasca. Ashe, enfin, est la descendante d’une prestigieuse famille royale dont le fondateur est B’nargin, fils du Roi-Dynaste Raithwall, ainsi que la nièce du marquis Ondore ; elle doit de plus vivre avec le souvenir de son mari décédé, Rasler. Certains de ces protagonistes ont des liens familiaux directs avec l’empire, mais on y trouve aussi la famille impériale : l’empereur Gramis et ses deux fils, Vayne et Larsa.
Plus encore qu’un prétexte à des retournements de situation surprenants, la présence écrasante de cocons familiaux dans FFXII aide à constituer la base même de la société, un cercle qu’on espérerait indivisible et dont l’harmonie et l’équilibre aident à stabiliser les fondements d’un État. L’unité de la famille se concentre souvent autour des jeunes enfants, les déchirures n’intervenant que plus tard. Ainsi Larsa, qui le plus jeune personnage de l’histoire, en est le rayon de soleil. Sa naïveté, totalement dénuée de tout esprit de revanche ou de compétition, cache l’intention la plus louable : il rêve de paix.
Malheureusement, aucune de ces familles ne réussit à préserver son unité. Dans chacun des cas, des forces extérieures brisent et divisent ces cercles. La guerre, colonne vertébrale du jeu, est le grand élément perturbateur. Vaan et Penelo, représentants du peuple dalmascan au sein de l’histoire, ont tous les deux perdus de proches parents dans le conflit entre leur pays et Archadia. Leur cas est loin d’être unique et les enfants orphelins sont nombreux dans les rues de Rabanastre. La guerre détruit toute forme de fraternité, qu’elle remplace par la tristesse, le doute, la confusion, voire la haine. Vaan, par exemple, n’arrive pas à comprendre si son frère a vraiment participé à l’assassinat du roi de Dalmasca. Il ne lui reste qu’une question : pourquoi ? « Tu as vraiment participé à tout ça ? », demande-t-il dans ses rêves à un Reks muet, le regard perdu dans le vide. En l’absence de réponse, il déverse immanquablement sa haine sur celui qu’il tient responsable de ses maux, Basch.
Basch et Noa, jumeaux originaires de la république de Landis envahie par Archadia, sont devenus les pires ennemis alors qu’ils étaient faits pour être fusionnels. Noa, devenu Gabranth, ne pouvait comprendre que son frère ait choisi de résister à l’envahisseur plutôt que de se résoudre à se rendre et à le servir. Les points de vue étaient irréconciliables, chacun s’accusant de trahison.
La guerre n’est pas le seul élément perturbateur : les règles de la communauté peuvent elles aussi nuire à l’équilibre familial. Ainsi Fran, qui désirait quitter la forêt dans laquelle les règles viéras la forçaient à rester, n’eut d’autre choix que de couper complètement les liens avec ses sœurs. Sans doute pense-t-elle que ces règles abusives sont illégitimes face à l’unité du sang.
Le comportement d’un membre de la famille peut également mettre en péril cette dernière. Au sein de la maison de Solidor, Vayne est clairement un élément perturbateur. Assassin de ses deux frères aînés, il n’hésite pas à ôter à son tour la vie de son père pour accélérer son ascension. C’est Drace qui donne la meilleure description de ce tyran : « Sa cruauté est abjecte. » Seul son jeune frère Larsa bénéficie de sa clémence.
Peut-on réparer ces mésententes, ces pertes inutiles ? Pour la plupart des personnages, l’issue du doute est fatale, quand le doute lui-même ne survit pas à cette fatalité. Ce n’est qu’à la toute fin que Basch réussit à faire entendre raison à son frère, qui comprend que son honneur ne se trouve pas dans la haine et la vengeance, mais dans la protection des plus faibles ; quand bien même l’empereur Gramis lui avait confié la protection de Larsa, son obsession pour Basch, judicieusement entretenue par Vayne, avait fini par obscurcir son jugement. Quand Basch l’appelle finalement par son vrai prénom, Noa, ce dernier se lamente : « J’ai perdu le droit de porter ce nom. » C’est à ce moment-là, alors que le jeu touche à sa fin, que Gabranth avoue sa lâcheté et sa jalousie envers ce frère qui, malgré ses nombreuses blessures, n’a jamais abandonné son honneur. Après avoir fusionné pour le pire lors de l’assassinat du roi de Dalmasca, les jumeaux finissent par fusionner pour le meilleur, alors que Basch reprend la tâche de son frère mourant, puis apparaît dans son uniforme de Juge. Noa, d’une certaine manière, continue donc à vivre.
Pour Balthier, il est cependant difficile de trouver une consolation à la mort de son père. « N’y avait-il pas d’autre solution ? », sont ses derniers mots alors que Cid s’évanouit dans le myste. Il est certain que son père l’a aimé, mais cette obstination dans l’étude du nihilithe a consumé cet amour. En disparaissant, Cid n’a pour lui aucun mot d’affection. Tout juste lui glisse-t-il une invitation à demi-mot à sauver sa peau, doublée d’un reproche envers ce fils qui lui a préféré une vie de pirate : « Toi qui es si enclin à fuir, que fais-tu encore ici ? »
Lorsque Vaan entre en scène, il a déjà perdu son frère, et essaie donc de continuer à vivre en faisant avec la douleur, mais sans réussir à s’en détacher. Ce n’est que lorsqu’il trouve une raison d’être, en devenant pirate du ciel, qu’il réussit à apaiser sa souffrance ; son histoire prend ainsi fin précocement dans l’aventure, après une discussion avec Ashe sur le tertre des Garifs. Fran, elle, regrette sans doute son choix. En conseillant à Mjrn de ne pas suivre son chemin, elle sous-entend que l’unité de la famille a plus de valeur et qu’elle veut le bonheur de sa sœur. Mais le dilemme de Mjrn est identique au sien, et elle ne peut plus alors que s’indigner contre les règles des Viéras, qu’elle juge dépassées : « Comment peut-on se cacher dans nos arbres alors que le monde joue son avenir ? » Les chances qu’elle soit pleinement heureuse semblent bien faibles.
Il demeure une dernière famille, dont la présence dans le jeu est lourde de sous-entendus : celle de Montblanc et Nono, les deux frères les plus connus d’une grande famille de six Moogles autrefois unie. L’histoire raconte que la fratrie a été dispersée le jour où leur maître a été tué par un terrible monstre surgi de nulle parti, un dragon extraordinairement puissant nommé Yiazmat. Ce nom n’est autre qu’une déformation du pseudonyme de Yasumi Matsuno, qui occupait le rôle omnipotent de producteur, réalisateur et scénariste de Final Fantasy XII, et qui quitta son poste moins d’un an avant la sortie du jeu dans des conditions à ce jour encore mystérieuses – mais probablement liées aux nombreux retards du jeu. Différentes interprétations de cette restitution fictionnelle dans FFXII existent, plus ou moins cruelles selon qu’on veuille attribuer ou non à Matsuno la responsabilité des difficultés du développement. Quelques années plus tard, l’intéressé dira lui-même avoir renoncé à son poste car il avait déçu ses équipes, son employeur et les joueurs.
Gagner sa liberté
La liberté, ou plutôt la recherche de la liberté, est un des principaux motifs de FFXII. Qu’ils soient du côté de la résistance ou de l’empire, une majorité de personnages tente de gagner sa liberté. Ce désir a plusieurs origines possibles. Il peut s’agir simplement d’un rêve (Vaan souhaite devenir pirate du ciel pour quitter sa triste condition d’orphelin des rues), d’un refus des règles (Fran, trop attirée par l’effervescence du monde), d’une profonde conviction (Ashe : « J’aspire seulement à être libre. ») ou d’une volonté de tirer un trait sur son passé (Reddas, détruit par la catastrophe à Nabudis dont il fut malgré lui l’un des responsables). On pourrait penser que la recherche de liberté est une cause noble, mais elle encourage également les actes dévastateurs de Vayne et Cid. Persuadés qu’il est de leur devoir de libérer le monde de l’emprise des Occurias, ces deux personnages marchent sur le chemin de la dictature. La liberté qu’ils promettent à Ivalice n’est qu’un boniment. « Les intentions les plus pures peuvent engendrer les pires maux », dirait Balthier, fin connaisseur en docteur Cid.
Cette liberté à laquelle aspirent les personnages est-elle accessible ? Elle l’est clairement, mais demande parfois de lourds sacrifices : Balthier pensait être libre en devenant pirate du ciel, mais « cette fuite en avant ne m’a menée nulle part », réalise-t-il finalement. Rattrapé par le destin, il doit mettre fin bien malgré lui à l’objet de sa fuite – les folies qui consument son père – avant de pouvoir être totalement libéré. Ce destin l’enserre y compris après la mort de Cid. Lorsqu’après l’incident de Ridorana il apprend l’éveil du Bahamut, « dernier exploit » de son père, Balthier déclare : « Il me revient donc d’y remédier. » Le jeu s’achève alors que le héros autoproclamé choisit de se sacrifier et de rester à l’intérieur du monstre mécanique pour l’empêcher, avec l’aide de Fran, de s’écraser sur Rabanastre ; sacrifice auquel il aura réussi à échapper, comme nous l’apprend immédiatement après l’épilogue. Bien avant cette conclusion, Fran est quant à elle confrontée à un choix terrible : sa liberté ou ses sœurs. Peu importe sa décision, elle ne peut qu’éprouver des regrets. Jote ne peut elle-même lui exprimer son affection impossible que par une métonymie : « La forêt souffre de ton absence », où la forêt est évidemment elle-même.
Reddas, de son côté, est persuadé qu’il ne pourra jamais goûter à la liberté tant qu’il n’aura pas trouvé un moyen de réparer ce qu’il a fait à Nabudis. Il transforme même son malheur en vérité générale : « L’histoire nous tient dans ses fers. » Ce n’est qu’en se sacrifiant pour détruire le Criste-solaire, source des nihilithes divins, qu’il parvient à s’absoudre, le sourire aux lèvres, de ses péchés. Est-il mort libéré ? Il en a tout l’air.
Reddas partage avec Balthier, mais aussi avec Gabranth, un point commun qui est celui de considérer le changement de nom comme une ouverture vers une possible liberté : ainsi s’appellent-ils en réalité Foris Zecht, Famran Bunansa et Noa fon Ronsenburg, respectivement. Ne plus être celui que les autres ont connu leur permet de balayer une faute (Reddas), un affront (Gabranth), une honte (Balthier). Une fois encore, il leur est impossible d’échapper à leur passé. Tous sont finalement appelés par leur nom alors qu’ils croisent le chemin de ceux dont ils ont voulu se séparer.
Pour certains, tout espoir de liberté est anéanti dès l’instant où son obtention est marchandée. Vossler, emporté par sa hâte de voir le royaume de Dalmasca restauré, conclut un marché avec l’empire : la restauration d’Ashe sur le trône contre l’Éclat de l’Aube. Mais de cette machination, il n’aurait hérité que d’une liberté amère et certainement illusoire. Alors que la princesse et ses compagnons décident de ne pas se laisser faire, son impatience le mène à sa perte. Ashe connaît les intentions impériales et refuse ce compromis honteux et nuisible. Un tel exemple pourrait pousser la princesse à marcher avec encore plus de détermination vers une guerre totale et sans concessions pour la libération de Dalmasca. Les appels à la paix de Larsa, encouragés par la position compréhensive de l’empereur Gramis, la mènent cependant à réfléchir à une liberté « indigne » pour son peuple. « La raison me dicte cette voie », admet-t-elle avant de craindre de ne pas pouvoir supporter la honte. « La honte pour vous et moi, mais l’espoir pour Dalmasca ! », répond Basch, qui croit fermement en la capacité du peuple dalmascan à tourner la page. L’accession au trône de Vayne, cependant, ne laisse plus aucune chance à cette possible conciliation. Afin de libérer Ivalice, Ashe et Larsa sont dans l’obligation de sacrifier Vayne.
En fin de compte, les protagonistes et les antagonistes finissent par partager les mêmes intentions, une ambiguïté dans laquelle on reconnaît volontiers la signature de Yasumi Matsuno, chez qui le manichéisme n’a que peu de place. Vayne et Cid, fascinés par Venat l’Occuria, n’aspirent qu’à libérer Ivalice de l’emprise des dieux. Ashe, en découvrant que ces mêmes dieux veulent se servir d’elle comme d’une marionnette pour redresser le cours de l’histoire, souhaite elle aussi rester fidèle à sa quête de liberté et, ainsi, détruire le Criste-solaire pour… « remettre les rênes de l’histoire entre les mains des hommes », comme le dirait tout aussi bien Cid. Ce même Cid la remercie encore d’avoir désobéi à l’injonction des Occurias : « En refusant leurs pierres, vous nous autorisez à écrire notre propre histoire. » Cependant, une fois le Criste anéanti, Vayne est en passe d’atteindre le statut de nouveau Roi-Dynaste. Pire : fortifié par ses nihilithes artificiels, il menace de devenir le nouveau dieu d’Ivalice, et donc le nouvel ennemi d’Ashe. Les intentions communes s’arrêtent ici.
Aux portes du tout dernier affrontement, alors que son champion se dit vaincu, Venat déclare pourtant que ses intentions sont pleinement satisfaites, le monde étant libéré de « l’empire des immortels ». Les dernières paroles de Vayne avant de parachever sa transformation disent son plaisir de contempler « le renouveau de l’histoire ». Qu’il remporte ou qu’il perde le combat, Vayne se conçoit gagnant ; une ultime ambiguïté qui a encouragé certains à relire l’intégralité de ses agissements en se demandant si, en fin de compte, il ne se préparait pas depuis le départ à ce sacrifice personnel dans le simple but de laisser un monde libéré des dieux à son jeune frère. Sa bienveillance envers ce dernier demeure intacte jusqu’à la toute fin. Y compris alors que Larsa lui a signalé son opposition claire, Vayne se permet de lancer à Gabranth : « Tu défendras mon frère. Il en aura grand besoin dans l’enfer qui va naître. »
Tentation du pouvoir
Lorsqu’il révèle son visage de tyran, Vayne Solidor questionne la légitimité des dirigeants. Quelle est la qualité nécessaire pour faire d’une personne le leader d’une nation ? Pour lui, il n’y a aucun doute : il faut être puissant, et donc posséder des armes redoutables afin de tenir le monde par la peur. Le Haut Juge Ghis partage tout à fait cette opinion, ce qui l’amène d’ailleurs à déclarer, une fois en possession de l’Éclat de l’Aube, que « le sang seul ne suffit pas à faire un empereur ». Son coup d’État ne demeure cependant qu’un rêve, le pouvoir de la pierre surpassant toutes ses espérances. Sa hâte entraîne la destruction totale de son vaisseau, le Léviathan, et de son équipage.
Vayne, manipulateur de génie, réussit à convaincre Ashe que le seul moyen de restaurer son royaume est d’utiliser la force. « C’est une guerre de nécessité, explique-t-il à Larsa. Ta princesse elle-même […] la désire par-dessus tout. » Une fois l’Éclat de l’Aube en sa possession, Ashe sait qu’elle détient une source de pouvoir immense, bien qu’inutilisable en l’état. Comme Ghis, elle se convainc que cette pierre lui garantit la victoire sur Vayne, et se lance même dans un monologue ronflant qui se termine en ces mots : « Ce nihilithe qui m’est échu sera mon épée. Je vengerai ceux qui sont morts. Et l’empire connaîtra les affres du remords. » Après un silence embarrassant, elle est ramenée à la réalité par Vaan, qui lui rappelle qu’elle ne sait pas s’en servir. Il existe une nuance entre avoir le pouvoir et prétendre l’avoir.
Ashe, heureusement, est sauvée par son entourage. Balthier, notamment, la prévient des manigances de Vayne et finit par lui avouer son passé de Juge et les raisons de sa fuite. « Ne cédez pas votre cœur à une pierre », l’avertit-il alors qu’ils pénètrent sur le territoire de l’empire. Raisonnée par Larsa alors qu’elle songe plus que jamais à faire la guerre, Ashe finit par se ranger du côté du jeune garçon et d’Al-Cid, deux futurs souverains avides de paix. Au moment de leur ultime confrontation au sommet du vaisseau Bahamut, Vayne provoque une dernière fois Ashe en lui demandant de choisir entre deux visions qu’il souhaitait susciter en elle : « Qui êtes-vous ? Un ange vengeur ? Un apôtre de la salvation, peut-être ? » Mais Ashe rejette finalement ses provocations et lui fait enfin comprendre qu’elle n’est pas ce qu’il veut qu’elle soit : « Je suis moi-même. Ni plus ni moins. » Une tirade simple mais lourde de sens, tant elle porte à la fois son désir de liberté, d’individualité et d’humilité. Implicitement, elle lui dit que ce n’est pas elle qui aspire à devenir la nouvelle divinité d’Ivalice, et elle lui prouve ainsi que, comme lui disait déjà Larsa, il était bel et bien aveuglé par ses certitudes.
Les nihilithes divins ne sont pas de vulgaires babioles, contrairement à ce que pense Cid, et c’est bien pour cela que les Occurias choisissent avec grand soin ceux qui sont aptes à les posséder. En réalité, les nihilithes sont des armes à la puissance tellement extraordinaire qu’il est impossible de les maîtriser. Ghis en fait les frais bien malgré lui, alors que l’Éclat de l’Aube réduit à néant le Léviathan. Il suffit à Ashe de contempler ce spectacle pour comprendre que ces nihilithes qu’elle convoite ne sont pas anodins. « Je les veux… pourtant j’en ai peur », confie-t-elle plus tard à Reddas. Ce doute, cette faiblesse avouée est ce qui la sauve, car, comme dit la sagesse du chef garif, « c’est souvent ceux qui convoitent le nihilithe que le nihilithe lui-même convoite ». La princesse avoue finalement qu’elle est simplement fidèle à la tradition de sa famille : nous en revenons à l’importance de la fratrie, et ici de la lignée, qui est un gage de tempérance. L’Épée des Rois, qui détruit le nihilithe, est de ce fait un lointain présent de son prévenant ancêtre. Ashe n’est donc pas dirigée vers le pouvoir absolu, mais vers le moyen de le détruire.
Il va sans dire que la thématique de la puissance impossible à maîtriser et placée dans les mauvaises mains est d’autant plus importante que FFXII est un jeu japonais. Quand Larsa brandit devant Ashe la menace posée sur Rabanastre par son frère, c’est-à-dire la destruction de la ville par un nihilithe impérial, comment ne pas penser aux bombes atomiques larguées sur le Japon aux dernières heures de la Seconde Guerre Mondiale ? Si beaucoup ont également souligné les similitudes entre FFXII et la saga Star Wars – dont on sait qu’elle est de toute façon une source d’influence pour la série depuis ses débuts –, il est tout aussi intéressant de noter les clins d’œil à Final Fantasy VI : l’empire maléfique tentant de s’approprier un redoutable pouvoir d’origine magique, faisant face à un groupe de résistants officieusement soutenu par un royaume qui lui est allié… Là où l’intrigue de FFVI est largement éclipsée par les vies de ses héros, FFXII explore l’intrigue géopolitique avec plus de rigueur.
« C’est dans la coopération qu’il faut placer nos espoirs. » En ces termes, Larsa décrit sa vision d’Ivalice. Contrairement à Vayne, il n’est absolument pas intéressé par le pouvoir. Son but est de rétablir la paix en Ivalice en prônant le dialogue entre les États, ce qu’il s’engage d’ores et déjà à faire dans le courant de l’histoire du jeu. Si Vayne cherche à s’autoproclamer nouveau Roi-Dynaste, la posture de son jeune frère est en réalité bien plus proche de l’œuvre accomplie par Raithwall en son temps. En effet, Ashe décrit ainsi son illustre ancêtre : « Tout Roi-Dynaste qu’il fût, il fit montre de compassion pour son peuple et de mépris pour les guerres vaines. » Son principal fait d’armes fut de mettre un terme à des siècles d’hostilités dans toute la région d’Ivalice, exploit qu’il parvint à concrétiser grâce au pouvoir des pierres des Occurias. Plus tard, l’intrigue du jeu révèle que cet équilibre était principalement l’œuvre de ces derniers, qui tirent en secret les ficelles de l’histoire lorsque les humains, « mus par les désirs les plus vils », menacent « la pérennité d’Ivalice ».
Malgré son jeune âge, Larsa est un esprit indépendant qui souhaite avant tout le bien de chaque nation, ce qui est aussi naïf que raisonné. L’empereur Gramis place de grands espoirs en lui, mais craint que son admiration pour Vayne n’entraîne ce dernier à le manipuler, ce qu’il ose même sous-entendre devant son père. Devant Gabranth qui lui sert de confident inattendu, Gramis avoue : « Je ne pourrais supporter… de voir mes fils se déchirer à nouveau », laissant penser qu’un tel conflit fraternel sonnerait non seulement le glas de la maison de Solidor, mais aussi de l’empire. Nous en revenons encore une fois à la fragilité de la famille. Ce que craint Gramis devient malheureusement réalité quand Larsa choisit de combattre son frère, mais dans ce refus du pouvoir par la force, le jeune homme tend la main vers les intentions pacifiques d’Ashe et d’Al-Cid. « Et ainsi perdure la maison de Solidor… »
L’Homme et son Dieu
Enfin, nul ne peut ignorer la place du divin au sein de l’intrigue. Alors qu’avance le scénario du jeu, on découvre que Vayne est en réalité opposé à l’influence des dieux sur Ivalice, et qu’il veut imposer sa vision profane au reste du monde. En ce sens, il est possible d’établir un parallèle entre l’histoire d’Archadia et celle des États-Unis. Née cité-État, la nation d’Archadia s’est rapidement détachée de « l’ancien monde » unifié par Raithwall, la péninsule de Galtéa, pour s’élargir au fil des siècles et finalement devenir la plus grande puissance du monde.
Final Fantasy XII fut écrit en plein contexte de guerre en Irak, et la quête de Vayne ressemble étrangement à une adaptation fictionnelle de l’américanisme ; un mode de pensée puritain qui considère les États-Unis comme l’endroit choisi par Dieu pour servir d’exemple au reste du monde, où la corruption est reine, notamment dans l’Église. Si cette vision de l’Amérique remonte au XVIIe siècle, elle affecte toujours aujourd’hui la géopolitique internationale. FFXII en fait un conflit entre une puissance impérialiste fondée sur la technologie – ses nihilithes artificiels sont l’équivalent de la force nucléaire – et un ancien monde riche de millénaires de traditions. Persuadé de détenir la seule pensée capable de mener le monde vers son avenir, Vayne n’a aucun scrupule à envahir le reste d’Ivalice, et même à attaquer un lieu saint, Bur-Omisace, preuve de son total mépris envers les autres cultes.
Si Vayne fait les yeux doux au peuple dalmascan lors de son discours introductif de consul, il n’a en réalité aucune considération pour lui. Tout juste semble-t-il plus sincère dans son admiration pour la ville de Rabanastre en tant qu’objet architectural, en s’émerveillant notamment devant la cathédrale dans laquelle il reconnaît, avec un ton légèrement paternaliste, « un superbe spécimen d’architecture galtéenne ».
Ce qui paraît être au départ une guerre destinée à agrandir le territoire de l’empire n’est finalement qu’un conflit purement idéologique. Vayne et Cid, qui souhaitent que les humains soient les maîtres de leur propre histoire, partent en croisade contre les Occurias, et donc contre Ashe, qui est en passe de devenir – selon ce qu’ils s’imaginent – la nouvelle marionnette des dieux. Cependant, Vayne et Cid ne se contentent pas de la regarder gagner de nouveaux éclats de nihilithe : ils font tout pour l’y forcer. Entre autres, Cid lui donne un faux rendez-vous à Gilvégane, cité des Occurias, une machination par laquelle ils semblent déjà tenir les rênes de l’histoire. Cid, incarnation du savant fou dans FFXII, est représenté pendant une grande partie de l’intrigue sous la forme d’un vieillard sénile et obsessionnel – ainsi apparaît-il pour la première fois en train de parler tout seul, ce qui ne manque pas d’interloquer Gabranth qui croise son chemin. Mais le scientifique, parfaitement lucide, s’entretenait en fait avec Venat.
Des contradictions pèsent cependant sur la démarche de Vayne et Cid, qui ne semblent pas réaliser que c’est précisément sous les ordres d’un dieu qu’ils agissent. En bon Prométhée, Venat a offert le pouvoir divin aux humains, car il les croit meilleurs artisans que les Occurias. Persuadé que « la ferveur de l’homme triomphe de tous les obstacles », il s’oppose à son ancien roi, Gerun, pour qui les humains « courent tout au long de leur trop courte vie […], se ruant vers leur propre ruine ». Ironiquement, Vayne avoue cette faiblesse pour expliquer sa guerre, et donne ainsi raison à son pire ennemi : « Si cette urgence nous oppressait moins, nous userions de mesures moins drastiques. »
En réalité, Vayne se trouve dans l’incapacité de justifier cette guerre, parlant simplement d’une « nécessité » qui agace son père : « Ce mot te libère-t-il ? », lui assène Gramis lors de leur ultime discussion. Pour Vayne, le conflit semble naturel. À la suite de la destruction du Léviathan, Ashe comprend néanmoins les intentions de l’homme, et en reconnaît d’emblée le caractère irrationnel : « Cette guerre absurde […], tout cela parce que Vayne a soif de pouvoir. » En lançant « Ivalice tient son vrai Roi-Dynaste : Vayne Solidor ! » avant de croiser le fer avec la princesse, le Haut Juge Bergan ne fait que confirmer la volonté de son maître.
Une nouvelle fois, les intentions profondes de Vayne semblent cependant dépasser l’unique désir de puissance perçu par ses ennemis et adopté par ses exécutants. En définitive, sa démarche est principalement motivée par les ambitions de Venat, qui choisit lui-même de mettre à terme à l’emprise des siens sur le destin d’Ivalice. La contradiction portée par Vayne et Cid en tant qu’humains est en fait celle de Venat en tant que dieu, qui est prêt à abandonner au profit des hommes le pouvoir qui lui est pourtant dû. L’Occuria, dont les interventions dans le jeu se comptent sur les doigts de la main, ne donne jamais de raison profonde à son envie de retirer leur influence aux siens, sinon cette interrogation : « Au nom de quoi Gerun tient-il ces rênes, assis sur son immortalité, retiré du temps ? »
La grande question finalement posée par FFXII est : l’Homme a-t-il besoin d’un dieu ? Les Occurias de Gilvégane, principaux intéressés, répondent qu’ils sont absolument nécessaires, puisqu’ils sont « les gardiens de l’histoire, veillant sur sa course et sa vérité ». Impossible pour eux de faire confiance aux hommes, « ces insoumis ». Renseignés par Venat l’hérétique, Vayne et Cid rejettent cette vision et considèrent que les humains sont capables de plus grandes choses encore. Les nihilithes artificiels, « fruits de notre pouvoir et de notre connaissance » selon Cid, en sont le principal exemple ; Venat lui-même, bien que sans doute par modestie flatteuse, s’émerveille devant le talent de celui qui « a parachevé les pierres ». Pour Vayne et Cid, les dieux sont l’incarnation d’un passé figé et ne servent que de marchepied aux hommes.
Alors qu’ils tentent de reprendre le contrôle de la situation, les Occurias sont dépassés par les événements alors que leur sainte, Ashe, accepte de redresser le cours de l’histoire mais refuse de le faire en leur nom. Vayne, ainsi, n’est pas mis à mort par sentence divine, mais pour que les hommes en quête de liberté puissent concrétiser leur rêve de paix.
Les Occurias sont coupables d’un manichéisme exacerbé qui les rend aveugles aux esprits pacifiques de la majorité des hommes. Après l’unique rencontre entre Ashe et les êtres divins, Basch exprime cette modération en s’opposant immédiatement à l’appel au meurtre délivré par ceux-ci : « Nous arbitrons seuls notre destinée. […] L’empire doit payer, mais pas par la destruction. » Le petit groupe se retrouve autour de cette position, si bien qu’au moment de pénétrer dans le Bahamut, Ashe prévient : « Inutile d’affronter tout l’empire pour gagner. Si nous dénichons Vayne, nous pourrons mettre un terme à cette guerre. » L’exploration du colossal vaisseau n’en est que plus rapide.
Quant à Vayne et Cid, quelle que fût leur ambition profonde, ils découvrent en fin de compte que leur manipulation n’est pas infaillible et qu’ils ne peuvent pas tout contrôler. Emportés par une hâte qui les conduit à préparer une guerre mondiale, l’un comme l’autre périssent des mains de la princesse et de ses compagnons. Alors que le jeu se termine, Ashe, Larsa et Al-Cid, tous trois défenseurs de la paix, s’apprêtent à remettre le cours de l’histoire dans le droit chemin, non pas avec un massacre inexplicable commandé par la main des dieux, ni avec un règne de la peur, mais avec une profonde humanité.
Ce texte est une version grandement retravaillée d’un article paru à l’origine dans le n°6 du magazine Role Playing Game de janvier/février 2007. Final Fantasy XII : histoire et scénario de Yasumi Matsuno, scénario de Daisuke Watanabe et Miwa Shôda, mise en scène de Jun Akiyama.