Nobuo Uematsu VS. Masayoshi Soken : le choc des musiciens au FFXIV Fan Festival 2017

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La grande scène du Fan Festival européen de Final Fantasy XIV, qui se déroulait le week-end dernier à Francfort, était le lieu d’une rencontre au sommet : celle des deux hommes qui ont donné ses musiques au quatorzième épisode de la série, depuis ses débuts périlleux jusqu’à la version actuelle. Il s’agissait bien sûr de Nobuo Uematsu et Masayoshi Soken, réunis à l’occasion d’une discussion intitulée « When Musicians Collide ». Autrement dit, le choc des musiciens.

On ne présente plus Nobuo Uematsu. Le génial père des musiques de Final Fantasy avait signé l’intégralité de la bande originale de la toute première version du XIV, sortie en septembre 2010, et c’est Masayoshi Soken qui occupait le poste de directeur sonore, chargé notamment de la conception des bruitages. Mais l’échec de FFXIV 1.0 força Square Enix à lancer la production d’une refonte intégrale. Pour cette dernière, parue en août 2013, Soken passa à la vitesse supérieure et prit en charge le poste de compositeur principal en remplacement d’Uematsu, tout en conservant ses fonctions de directeur sonore. Aujourd’hui, Soken incarne presque à lui seul l’univers musical et sonore de cet épisode, pour le plus grand plaisir des joueurs. La richesse et l’énergie de ses compositions n’a sans doute d’égal que le nombre ahurissant de musiques que compte désormais cet épisode : le Livre Guinness, qui vient tout juste de décerner à FFXIV le record du jeu vidéo comptant « le plus grand nombre de morceaux de musique originaux (extensions y compris) », a en effet dénombré un total de pistes de 384 au 1er novembre 2016. La sortie régulière de nouvelles mises à jour, et bien sûr l’arrivée prochaine de l’extension Stormblood, ne feront qu’augmenter ce nombre impressionnant.

Les visiteurs du Fan Festival se sont naturellement retrouvés en nombre pour assister à la rencontre entre Uematsu et Soken, qui était animée par Ben Wilford de l’équipe communautaire de Square Enix Europe et traduite par Aimi Tokutake, en cosplay de FFXIV, et Michael-Christopher Koji Fox, que les joueurs connaissent avant tout en tant que directeur de la localisation américaine du jeu. Une fine équipe dont le sérieux était certainement assez difficile à garantir…


Nobuo Uematsu et Masayoshi Soken : la rencontre

Nobuo Uematsu était déjà un employé de Square depuis longtemps lorsque Masayoshi Soken intégra la société, en 1999, et il met d’emblée les pieds dans le plat : « Comme nous n’avons jamais travaillé ensemble sur un projet, je ne me souviens pas l’avoir jamais vu au bureau… Cela dit, quand j’allais boire après le travail, là je le voyais. » Soken n’a pas d’autre choix que d’avouer ses crimes : en réalité, la jeune recrue n’était pas au bureau le jour parce qu’elle préférait aller jouer à des jeux d’argent. « Vous savez, quand on joue, les journées passent vite. Et le soir, j’avais faim, mais je venais à peine d’entrer chez Square et mon salaire n’était pas terrible à l’époque, alors je me disais que comme ce type avait l’air plutôt friqué, je n’avais qu’à traîner avec lui pour qu’il me paie mon repas ! » Et Uematsu d’ajouter qu’en réalité, ce n’était pas lui qui payait, mais bien Square… Heureusement, pour l’un comme pour l’autre, il y a prescription ! L’ambiance était sans doute animée, à cette époque, à en croire une autre anecdote d’Uematsu, qui était en fait assez inquiet de ces sorties. Il confie : « Il y a plusieurs bars qui nous ont dit : “on ne veut plus voir les gens de Square chez nous”. Et tout ça, à cause de lui ! » Soken, pointé du doigt par son ex-mentor, est là encore contraint d’admettre que tout est vrai.

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Un peu plus tard dans la discussion, Soken s’est montré plus spécifique sur l’effet que peuvent avoir les soirées arrosées sur lui : « Le problème avec moi, c’est que quand je bois, je me mets à enlever mes vêtements… » Ceux qui le suivent sur Twitter ont sans doute déjà vu passer plusieurs photos étranges, sur lesquelles le compositeur gît torse nu dans des situations diverses et variées (« quelqu’un pour me ressusciter ? ») ; même si, à sa décharge, rien n’indique qu’elles ont effectivement été prises alors qu’il était pompette. Cet étonnant constat rappelle une nouvelle anecdote à Uematsu : « Il y a longtemps, alors que j’étais encore chez Square, toute l’équipe sonore s’était réunie pour boire. Nous étions sur une grande table, avec les plus anciens d’un côté, et Soken et les autres nouveaux venus de l’autre côté. Nous étions en train de boire tout à fait normalement. À un moment, j’ai dû aller aux toilettes. Et quand je suis revenu, j’ai vu Soken et les autres nouveaux employés derrière lui qui avaient baissé leur pantalon et qui étaient en train de boire ! » Heureusement pour eux, Uematsu adore ce genre de blagues. De nombreuses anecdotes similaires existent, admet-il même. Mais cette présentation n’était sans doute pas le bon endroit pour toutes les évoquer !


La composition : pourquoi, comment

Quand deux compositeurs se rencontrent, il est difficile de ne pas se demander comment chacun appréhende le processus créatif. Le premier point commun de Nobuo Uematsu et de Masayoshi Soken est qu’aucun d’eux n’a suivi d’éducation musicale académique. Mais être autodidacte n’empêche rien, comme ils le prouvent tous les deux. Uematsu raconte : « Depuis que je suis petit, j’ai l’habitude de créer de courtes mélodies. Il y a toujours eu de la musique dans ma tête. On me demande souvent comment je compose. C’est difficile à expliquer, mais j’examine l’endroit où je dois mettre la musique et je puise dans ce qui me tourne dans la tête. » Étrangement, fait-il remarquer, il se retrouve souvent à lever les yeux en haut à droite, comme si c’était dans cette direction qu’il devait regarder pour piocher cette petite musique avant qu’elle ne s’échappe. Soken, qui admet ne pas vraiment réfléchir à ses méthodes de travail, confie procéder un peu de la même manière : faire sortir la mélodie qui lui trotte dans l’esprit.

Bien sûr, en tant que compositeurs pour le jeu vidéo, ils se doivent avant tout de répondre aux besoins du titre en question. Nobuo Uematsu a pour habitude de lire l’histoire avant toute chose : « Quand on sait à quoi ressemble un personnage, et comment il parle, ça aide à imaginer la musique. » Masayoshi Soken, lui, prétend qu’il n’est pas très intelligent et qu’il ne comprend pas toujours ce que racontent les scènes qu’on lui présente. Son avantage, par rapport à son illustre mentor, est qu’il est toujours un employé de Square Enix actuellement, et qu’il peut aller directement parler aux créateurs pour comprendre ce qu’ils veulent. De même, il essaie au maximum de jouer aux différents contenus dans la version de travail de FFXIV avant de passer à la composition.

Soken note tout de même que certains développeurs ne connaissent pas très bien les tenants et les aboutissants de la création musicale, et ne s’embarrassent pas de détails. Il raconte : « [Certains] viennent me voir en me disant : “je veux une musique de boss basique, tu peux me la composer ?” » Facile… Nobuo Uematsu a lui aussi une anecdote sur ce sujet : « Quelqu’un m’a déjà demandé : “tu pourrais m’écrire de la musique qui ressemble à du John Williams ?” Mais je lui ai répondu : “je ne suis pas John Williams, moi ! Si tu veux du John Williams, va lui demander directement !” » Fort heureusement pour eux, les concepteurs de FFXIV sont souvent bien plus au point. Soken confirme qu’ils ont souvent déjà une petite idée de ce qu’ils veulent lorsqu’ils viennent le voir. Uematsu, qui compose désormais les chansons thèmes des différentes extensions, est quant à lui surtout en contact avec Naoki Yoshida en personne. Le producteur et réalisateur met des mots plutôt précis sur ce qu’il attend, mais ne demande jamais que ça « sonne John Williams » ou comme un autre jeu vidéo et laisse toujours une certaine liberté au compositeur.

Le fait que Soken travaille directement auprès des développeurs de FFXIV lui permet également de faire plus facilement des expérimentations. C’est particulièrement le cas avec les thèmes des combats, car les affrontements contre les boss de FFXIV sont le plus souvent divisés en plusieurs parties, ce qui invite forcément le compositeur à faire progresser la musique au fil de l’action. L’exemple le plus parlant est évidemment celui du combat contre Titan, cauchemar de plus d’un joueur : il est divisé en cinq phases haletantes, et chacune d’entre elles a sa propre musique. « On comprend mieux pourquoi on a reçu ce record du Livre Guinness ! », plaisante Soken. Cette remarque inspire à Uematsu l’idée que les bandes originales de jeu vidéo, et tout particulièrement de Final Fantasy, sont uniques en leur genre grâce à ce type d’exercices. Si les développeurs devaient faire appel à des musiciens célèbres mais extérieurs au jeu vidéo, dit-il par exemple, le résultat serait sans doute superbe, mais ne serait probablement pas aussi bien adapté à la nature du jeu.


La musique de Final Fantasy, c’est quoi ?

Mais finalement, comment peut-on définir plus spécifiquement la musique de la série ? Quand c’est Nobuo Uematsu en personne qui apporte une réponse, on peut sans doute considérer qu’on est au plus près de la vérité. Lorsque le premier Final Fantasy est sorti, il y a trente ans, cela faisait très peu de temps que le compositeur écrivait de la musique, à une époque où les bandes originales de jeu vidéo étaient encore très peu reconnues. Ainsi, c’est à travers un long processus de tâtonnement, qui a continué à chaque nouvel épisode, que Nobuo Uematsu a petit à petit façonné son image de ce que doit être la musique de Final Fantasy. Mais il tient immédiatement à émettre une nuance : « Je ne suis pas en train de décréter que “la musique de Final Fantasy doit être comme ceci ou comme cela”. C’est simplement mon avis personnel sur ce qu’il faut faire pour qu’elle soit réussie. Ma conclusion est qu’on peut composer à peu près tout ce qu’on veut pour un Final Fantasy. Comme il n’y a aucune fondation précise expliquant ce que la musique doit être, c’est à nous de créer nos propres marques à chaque nouvel épisode. Nous n’avons pas besoin d’essayer de ressembler à quelque chose d’existant. » Uematsu lui-même a exploré de nombreuses possibilités, en insufflant des influences tirées de styles musicaux du monde entier dans ses compositions. Cette liberté d’approche est, selon lui, une caractéristique importante pour un compositeur de Final Fantasy.

L’expérience de Masayoshi Soken est plus limitée, puisque Final Fantasy XIV est le seul épisode sur lequel il a travaillé. Néanmoins, comme il s’agit d’un MMORPG gigantesque qui est constamment alimenté en contenus divers et variés, il est bien obligé de s’adapter à chacun d’eux. Lorsqu’il a reprit le projet, Naoki Yoshida a décrété que FFXIV deviendrait une sorte de « parc d’attractions » de la série, et il a semblé naturel à Soken de poursuivre cette optique pour la bande originale également ; ce qui explique d’ailleurs pourquoi il puise régulièrement dans les mélodies composées par Nobuo Uematsu pour les précédents épisodes. Il résume sa vision en ces termes : « Pour moi, le projet FFXIV est un défi. Il s’agit de repousser les limites. Pas juste en termes de musiques, mais aussi d’effets sonores ou de moteur sonore. Toujours essayer des choses nouvelles. C’est ce que je souhaite continuer à faire dans FFXIV. » Ce que les joueurs peuvent régulièrement constater.

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Existe-t-il, d’ailleurs, une distinction entre la composition pour un jeu en ligne et hors ligne ? Uematsu et Soken se rejoignent pour dire qu’il n’y a pas vraiment de différence. Le second note néanmoins qu’il existe une petite subtilité dans la façon d’appréhender l’utilisation des musiques à l’intérieur du jeu lorsqu’il s’agit d’un MMORPG. Il explique : « Il y a une chose à laquelle je suis particulièrement attentif, qui est le temps que les gens passent dans un jeu en ligne par rapport à un jeu hors ligne. Dans les jeux en ligne, les joueurs peuvent rester très longtemps dans une même zone, alors je veux créer une musique qui ne les agace pas à force. Par exemple, en évitant des morceaux trop courts, ou alors en apportant des modifications quand la météo change. »

Dans A Realm Reborn, il avait par exemple composé des musiques qui étaient en fait une suite de courts morceaux qui se déclenchaient à intervalle irrégulier pendant l’exploration, ou lorsque le joueur entrait dans des avant-postes ou atteignait des lieux notables. Certains joueurs, cependant, avaient regretté l’absence de musique de fond permanente, ce qui avait encouragé Soken à opter pour une approche différente dans la première extension, Heavensward : dans les régions supplémentaires, les nouvelles compositions sont de longs thèmes en une seule partie et qui tournent en boucle. Cependant, lors des phases de test après l’intégration des musiques, Soken et les développeurs comprirent que quelque chose clochait : « Le jour, ça doit être joyeux, mais la nuit, ça doit être plus calme, avec du piano par exemple », explique-t-il. L’anecdote, racontée une fois précédente, veut que, alors que la date butoir du développement de Heavensward approchait dangereusement, Soken se tourna vers la compositrice et arrangeuse Yukiko Takada, qui l’assistait, pour lui demander de créer en urgence des versions “nocturnes” de tous les thèmes d’exploration de l’extension. Takada s’y employa et, quelques jours plus tard, toutes les musiques disposaient de leur arrangement pour piano seul.

Nobuo Uematsu n’avait jamais vraiment eu l’occasion de créer des musiques qui changent selon la situation dans les Final Fantasy dont il a signé la bande originale, principalement d’ailleurs parce qu’il n’y avait pas de cycle jour-nuit à accompagner. En entendant les remarques de Soken sur ce qu’il doit faire pour éviter de lasser le joueur, il dit : « Tu as pensé à tout ça ? Tu réfléchis beaucoup, dis donc. » Mais son collègue, jamais sérieux pour un sou, lui répond modestement : « Pas tant que ça… »


Lorsqu’il faut pousser la chansonnette

S’il n’est plus le compositeur principal depuis la sortie de la version 1.0, Nobuo Uematsu continue désormais à écrire les chansons thèmes de Final Fantasy XIV, et ce à la demande de Naoki Yoshida qui tenait évidemment à s’offrir les services d’une légende de la série pour faire plaisir aux joueurs. Lors de la conférence d’ouverture du Fan Festival, au cours de laquelle Uematsu présenta le premier extrait de la chanson de Stormblood, « Revolutions », Yoshida ne put s’empêcher, une fois le maître parti, d’avouer sa grande nervosité en sa présence. « C’est un dieu, quand même ! », osa-t-il ajouter. Cependant, aussi marquantes soient-elles, les chansons d’Uematsu n’empêchent en rien Masayoshi Soken d’écrire lui-même des thèmes chantés à d’autres endroits dans FFXIV… seulement, avec beaucoup moins de latitude.

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Car si Uematsu a généralement le temps d’écrire sa mélodie très à l’avance, puis de travailler sur les paroles, les arrangements et l’enregistrement ensuite, Soken est un homme pressé, qui doit ajouter plusieurs nouvelles compositions à chaque nouvelle mise à jour, sans compter les extensions. Dans ce contexte, lorsqu’il veut ajouter des paroles à ses musiques, il est contraint de se tourner vers des personnes proches de lui, au sein même de Square Enix. Les thèmes de combat contre Ramuh, Shiva et Sophia sont, par exemple, chantés par Akane Ikeya, du département des services en ligne de l’éditeur, et Ayumi Murata, du département localisation ; tandis que la fameuse « Pa-Paya » est interprétée par Masami Abe du département son. La situation la plus insolite reste celle du thème de Ravana, pour lequel Soken parvint à convaincre Dan Inoue, directeur de la localisation anglaise de FFXV, de prêter sa voix à la divinité des Gnathes. Alors qu’Inoue faisait parfois du remplacement pour la traduction des visioconférences avec des prestataires étrangers, Soken avait été séduit par sa voix grave, mais comme il n’était pas du tout chanteur, le compositeur avait ensuite dû faire de très nombreuses retouches de la hauteur des notes et ajouter des effets dans un logiciel. C’est ce qui arrive quand on joue la carte de l’originalité… mais pour un résultat des plus mémorables.

Pour ce qui est de l’écriture des paroles, le plus fidèle allié de Soken n’est autre que Michael-Christopher Koji Fox, dont il apprécie la grande rapidité. Au point d’en abuser certainement. Le travail sur le thème du combat contre Sophia, ajouté dans la mise à jour 3.4, en est un bon exemple. Au tout départ, le morceau devait être purement instrumental. Soken raconte la suite : « Mais juste avant la date butoir de la mise à jour, j’ai soudain eu une super idée pour la musique. Comme le temps pressait, j’ai envoyé un message à Koji pour lui demander s’il pouvait m’écrire des paroles pour le soir même parce que l’enregistrement était prévu pour le lendemain ! » Lors d’une conférence au Fan Festival de Las Vegas, en octobre dernier, Koji Fox raconta sa propre version : lorsque Soken vint à sa rencontre pour lui annoncer qu’il voulait l’enregistrer le lendemain, il était déjà 18 heures… contraignant le pauvre Koji Fox à passer quatre heures supplémentaires à son bureau, tentant de trouver le plus vite possible une histoire intéressante à raconter et les bonnes rimes pour aller avec. N’ayant pas encore terminé au moment de rentrer chez lui, il continua à la fredonner et à écrire frénétiquement le reste des paroles dans le métro, sous le regard des Japonais qui se demandaient sans doute si ce gaijin n’était pas fou. La chanteuse Ayumi Murata la répéta pendant la nuit et, le lendemain matin, tout était prêt pour l’enregistrement.

Il arrive aussi que Koji Fox lui-même pousse la chansonnette, par exemple dans le thème du combat contre le roi Moggle Mog XII (avec Yuriko Nagata du département localisation). Nobuo Uematsu raconte alors une nouvelle anecdote : c’est également Koji Fox qui a écrit (d’après une idée de la scénariste Yaeko Satô) les paroles d’« Answers », la toute première chanson de FFXIV, enregistrée en 2010. Mais alors qu’Uematsu s’attendait à recevoir un simple fichier texte des paroles, Soken avait en fait enregistré une version temporaire dans laquelle le chanteur était… Koji Fox. Le but était d’indiquer de façon explicite le placement de chaque syllabe, mais le résultat n’était pas très brillant, si bien que Soken n’avait envoyé à Uematsu qu’un court fragment. Il faut pourtant croire qu’il était mémorable : Uematsu et Soken n’ont pas pu s’empêcher d’imiter à l’unisson le pauvre Koji Fox. Et Soken d’enfoncer le clou : « J’ai toujours le fichier audio ! Je pourrais le mettre sur iTunes… Sauf que personne ne voudrait l’acheter ! »


Des mélodies qui disent quelque chose

Nobuo Uematsu composa environ 70 morceaux pour la première version de Final Fantasy XIV, mais avec la destruction du monde dans la fameuse cinématique « La fin d’une ère », toutes ces musiques ont été enlevées et Masayoshi Soken a composé lui-même de nouveaux thèmes d’exploration et de combat pour mieux s’adapter au nouveau projet qui était ainsi créé : A Realm Reborn. Pourtant, l’équipe sonore trouva que les compositions originales d’Uematsu, qui proposaient tout un panel d’émotions, marchaient plutôt bien pour illustrer les dialogues et les cinématiques de cette nouvelle version. Cette idée de Soken était plutôt bienvenue : « Pour moi, nous n’avions aucune raison de ne pas puiser dans cette ressource composée par M. Uematsu, le père de la musique de Final Fantasy. » Encore aujourd’hui, il n’hésite pas à réintégrer des musiques de la première version, que ce soit dans des cinématiques ou des donjons.

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Mais ce n’est pas tout, puisque Soken arrange tout aussi volontiers à sa manière des mélodies d’anciens épisodes de Final Fantasy, composées par Uematsu. En présence de l’intéressé, il souligne qu’il le fait toujours avec beaucoup de soin, car il lui tient à cœur de ne jamais détruire l’image qu’ont les fans de la musique de la série. L’équilibre est cependant difficile à trouver. Citant l’exemple de la Tour de Cristal, Soken explique qu’il a adapté les mélodies originales de Final Fantasy III de telle sorte qu’elles conservent leur esprit tout en accompagnant le style et la dynamique de FFXIV. Entre autres, des thèmes qui étaient utilisés pendant l’exploration dans le FFIII d’origine étaient parfois transformés en musiques de combat. Dans le cas de la Tour de Cristal, il a ensuite pu compter sur l’aide de Yoshitaka Suzuki, qui s’est occupé des arrangements. Sans pour autant admettre qu’il n’a jamais vraiment pris le temps d’écouter les musiques de FFXIV écrites après lui, Uematsu reconnaît : « Quand je participais à ma séance de dédicaces hier, je pouvais entendre [la musique de Soken] en fond sonore, et je trouve qu’il s’en est très bien sorti. »


Composer, arranger, orchestrer

La question de la distinction entre la composition et les arrangements est intéressante car elle est finalement assez peu abordée. Nobuo Uematsu explique lui-même sa vision du sujet : « Le terme de “composition” peut avoir une signification très différente selon que l’on parle de musique pop ou de musique classique. Dans le cas de la musique pour orchestre, composer revient à écrire chaque note pour chaque instrument afin d’obtenir une pièce complète. Dans le cas de la pop, je considère que la musique est déjà quasiment terminée quand j’ai le rythme et la mélodie. C’est un peu comme un bébé qui serait tout nu. Ensuite, d’autres personnes vont habiller ce bébé, par exemple en lui mettant une tenue de jazz, de rock ou de musique classique. Donc pour moi, c’est comme si Soken imaginait comment il allait habiller mon enfant. » Pendant longtemps, Uematsu a arrangé lui-même ses musiques pour les différents Final Fantasy, mais lorsqu’il a commencé à pouvoir les enregistrer en studio, il a préféré faire appel à des arrangeurs spécialisés dans les différents genres qu’il souhaitait utiliser, car il n’est pas suffisamment pointu dans chacun d’eux pour s’en occuper seul ; en plus de manquer de temps pour cela. Cela ne l’empêche pas de faire très attention aux arrangements, même s’ils sont confiés à quelqu’un d’autre. « Je n’aurais pas envie que mon bébé se balade tout nu comme ça, alors je dois moi-même réfléchir à la façon dont je vais l’habiller ! », plaisante-t-il, en prolongeant sa métaphore. Uematsu n’a ainsi aucun problème à laisser d’autres personnes habiller son « enfant », car chaque domaine a ses propres spécialistes.

Masayoshi Soken est lui aussi ouvert à tous les types d’arrangements, tant que cela répond aux besoins du jeu. Il délègue lui-même volontiers l’arrangement de sa musique à des spécialistes, mais le problème du temps et de la quantité de morceaux qu’il doit composer est là encore un obstacle considérable, car cela signifie qu’il doit en fait s’occuper d’à peu près tout lui-même. Mais dans certains cas, il n’a pas vraiment le choix. Il explique : « Par exemple, dans la bande-annonce complète de Stormblood, c’est un arrangement orchestral, ce que je suis incapable de faire moi-même. J’ai donc dû faire appel à un orchestrateur. Je le sais parce que j’ai déjà essayé d’orchestrer moi-même par le passé. Par exemple, j’avais écrit la partition des timbales, mais quand je l’ai donnée au musicien, il m’a dit que c’était injouable. (rires) J’ai donc vite compris que je n’étais pas fait pour ça. » Yoshitaka Suzuki, là aussi, est actuellement son premier choix lorsqu’il a besoin d’un orchestrateur. Mais si Soken est pressé par le temps pour les mises à jour régulières, qui sortent tous les trois à quatre mois, les extensions sont développées sur une plus longue durée et lui permettent donc de s’entourer de compositeurs additionnels et d’arrangeurs pour apporter un peu plus de diversité dans la bande originale.

Nobuo Uematsu souligne néanmoins le fait que les arrangeurs, malgré leur talent, peuvent produire un résultat qui ne correspond pas à ce qu’il a imaginé en tant que compositeur. Il élabore : « Avant, nous allions souvent voir des gens célèbres dans leurs domaines pour leur demander de faire les arrangements. Mais maintenant, je préfère me tourner vers des gens que je connais bien et qui me connaissent bien, dans les styles de musique qui m’intéressent. » Sans le dire, Uematsu fait référence à l’une des expériences les plus traumatisantes de sa carrière : l’enregistrement de l’album arrangé de Final Fantasy VI, Grand Finale, pour lequel Square fit appel à Shirô Sagisu, qui est notamment connu pour son travail sur la série Neon Genesis Evangelion. Mais Uematsu renia totalement le résultat, qu’il jugea étranger à ses intentions, et se blâma pour cet échec, considérant qu’il n’avait pas réussi à « défendre » suffisamment sa vision. On comprend mieux pourquoi il s’entoure désormais de gens de confiance, peu importe leur notoriété. Parmi eux, on trouve le jeune Tsutomu Narita, qui avait arrangé l’intégralité des musiques de FFXIV 1.0, et orchestre désormais ses chansons pour le jeu. La jeunesse de Narita et des autres collaborateurs d’Uematsu n’est d’ailleurs pas sans lui déplaire : « Je travaille là-dedans depuis longtemps et la plupart de ces arrangeurs sont plus jeunes que moi, alors si je leur demande de faire des corrections, ils le font tout de suite. Ils sont très arrangeants ! C’est pas mal, de vieillir, en fait. (rires) »

Vieillir, pas mal ? Masayoshi Soken regrette tout de même qu’avec l’âge, il devient de plus en plus difficile de rester éveillé le soir. Lui qui travaille toute la journée, il ne lui reste plus que la fin de soirée pour jouer ; à FFXIV puis à Overwatch, dans son cas précis. Uematsu lui répond que, de son côté, il se couche à 23 heures et se lève à 5. Soken s’étonne que ce soit si tôt, mais en réalité, c’est entre 5 et 8 heures du matin qu’Uematsu est le plus productif, ce qui lui permet de composer beaucoup de musiques. « Tu bois beaucoup, tu veux dire ? », lui demande Soken en riant. Uematsu se défend sans attendre : « Ah non, boire, c’est seulement de 7 à 8 heures ! » N’ayant jamais travaillé ensemble sur un projet, et ayant surtout partagé des sorties bien arrosées, les deux hommes reconnaissent qu’ils se voient plus comme des gens qui boivent beaucoup que comme des collègues raisonnables…


Il y avait certainement de quoi faire durer cette discussion entre Nobuo Uematsu et Masayoshi Soken pendant bien plus longtemps, mais la session ne durait malheureusement qu’une petite heure. « J’ai encore plein de choses à dire à Soken, mais nous n’aurons qu’à aller boire un verre après ! », s’exclame en conclusion Uematsu, manifestement heureux d’avoir pu partager son expérience avec lui et le public.

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