C’est peu dire que Final Fantasy XV a connu une genèse difficile. Le projet, annoncé en 2006 sous le nom désormais abandonné de Final Fantasy Versus XIII, resta pendant dix ans en toile de fond de Square Enix, victime de ses propres crises et des crises qui l’entouraient, alors que l’éditeur faisait face à ses plus graves difficultés technologiques depuis sa fondation. La sortie de FFXV met un terme à des problèmes ouverts il y a plus d’une décennie.
Que s’est-il réellement passé ? Pourquoi le jeu a-t-il mis si longtemps à se concrétiser ? Certains voudraient donner des raisons simples et sans recul. Mais c’est en réalité une histoire longue et compliquée, dont les racines remontent très loin. Dans cet article, qui sera publié en plusieurs parties du fait de la densité du sujet, je vous propose de remonter le fil des événements qui ont fait de ce jeu le plus maudit de l’histoire de Square Enix.
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7. Survie dans une période sombre
La conception du Luminous Studio prenait naturellement du temps, temps pendant lequel Square Enix devait continuer à affronter ses difficultés. À partir de 2011, sauver Final Fantasy XIV de l’échec était devenu la priorité absolue de l’éditeur, qui devait aller à l’essentiel au plus vite. Ce fut le branle-bas de combat : plus de 300 personnes étaient mobilisées sur le cœur du développement, plus des dizaines d’autres dans les services de soutien tels que le son, la localisation, l’assurance qualité et la communauté, et une partie de ce personnel devait faire le grand écart entre la refonte 2.0 et la funeste version 1.0. Naoki Yoshida souhaitait améliorer cette dernière du mieux que possible, dans le but d’atteindre un état suffisamment satisfaisant du point de vue des joueurs pour reprendre la facturation mensuelle. Aucun Final Fantasy avant cela n’avait réuni une équipe aussi énorme, mais naturellement, l’afflux de nouveaux développeurs ne venait pas de nulle part.
Square Enix annonça la version 2.0 de FFXIV en 2011, avec notamment une première image conceptuelle (à gauche). Avec la révélation de son titre officiel, A Realm Reborn, et de ses premières captures d’écran en 2012, le projet était à nouveau porteur d’espoir. Mais à quel prix ?
De 2011 à 2013, Final Fantasy XIV siphonna en réalité une partie de la main-d’œuvre au travail sur d’autres projets pour consoles de Square Enix, ce qui entraîna retards et annulations, et confirma tristement le faible nombre de productions japonaises internes de l’éditeur sur PS3 et Xbox 360 alors que la génération touchait à sa fin. Dans cette période de frilosité générale et de réduction drastique des moyens financiers et humains, les jeux pour mobile, alors au plein boum au Japon, étaient le domaine le mieux préservé. À ce moment-là, leur production était assurée par des départements dédiés de l’éditeur, séparés des équipes au travail sur les jeux pour consoles.
Square Enix avait pourtant recommencé à développer plusieurs titres sur console à cette époque, dont certains en interne, mais pour un résultat des plus mitigés. Développé par feelplus, MindJack fut par exemple une médiocre tentative d’occupation du terrain des jeux de tir à la troisième personne. Certains jeux furent annulés avant même leur première apparition publique, mais pour d’autres, il était déjà trop tard : c’était le cas de Gun Loco sur Xbox 360, dont le développement prit fin en 2011, moins d’un an après son annonce officielle. Autre victime : une version console de Bloodmasque, qui était en cours de préparation sur Xbox 360 (et peut-être PlayStation 3) à partir du moteur Unreal Engine 3, et qui devait sortir parallèlement à une version mobile. En fin de compte, seule cette dernière fut conservée, alors que l’équipe qui travaillait sur la version console fut invitée à se recentrer sur FFXIV.
Au même moment, Square Enix tentait de concrétiser un premier projet américano-japonais avec Murdered: Soul Suspect, supervisé par le directeur créatif Yôsuke Shiokawa (Dissidia) et l’illustrateur Yûki Matsuzawa (FFXIII), et développé par Airtight Games aux États-Unis. Mais le développement, qui avait commencé en 2010, stagna pendant plusieurs années avant de donner en 2014 un titre qui fut jugé décevant par la critique ; très loin des ambitions de triple A international que s’était donné Square Enix.
L’unique illustration conceptuelle de Bloodmasque version console (à gauche), Gun Loco (au milieu) et Murdered: Soul Suspect (à droite).
Alors qu’elle était réduite de moitié par rapport à celle déployée sur FFXIII, l’équipe de Final Fantasy XIII-2 conserva de son côté comme base le moteur Crystal Tools qu’elle maîtrisait bien, et se tourna vers des studios extérieurs tels que tri-Ace et Marvelous AQ pour l’aider. Elle fit à nouveau appel à eux pour Lightning Returns, dont le très court cycle de production (un an et demi à peine) engendra un jeu techniquement très en deçà de ses deux prédécesseurs, malgré de nombreuses bonnes idées. Une partie des développeurs du premier FFXIII avait été redistribuée vers FFXIV en pleine refonte, certes, mais aussi vers Dragon Quest X. Publié en 2012, ce dernier était le tout premier DQ de l’histoire de la série à être développé en interne chez Square Enix, et le fait qu’il s’agissait du nouvel épisode numéroté de l’autre grand pilier de l’éditeur le préservait tout autant des coupes de personnel. Loin d’être jeté aux oubliettes, Crystal Tools fut même recyclé pour sa conception, alors qu’il s’agissait d’un MMORPG, sur Wii qui plus est. Les programmeurs ne réutilisèrent cependant que quelques-unes des fonctions du moteur maudit, notamment les outils de prévisualisation des personnages et des animations, ainsi que de paramétrage et d’intégration des mouvements.
La remobilisation des forces de Square Enix sur Final Fantasy XIV fit évidemment une autre victime : Final Fantasy Versus XIII. Ce dernier n’en était plus à un obstacle près, mais le timing de l’échec de FFXIV 1.0 était extrêmement malvenu pour lui. Ayant travaillé pendant toute l’année 2010 à concrétiser la nouvelle mouture du jeu conceptualisée l’année précédente, l’équipe de Versus présenta en janvier 2011 une somptueuse bande-annonce de 7 minutes lors d’une conférence très attendue, montrant de nombreuses cinématiques en images de synthèse et séquences de jeu en temps réel. Ces dernières révélaient enfin l’apparence des combats, qui arboraient effectivement l’action promise de longue date par Nomura, et prenaient place sans aucune interruption avec l’exploration, le tout dans de vastes décors réalistes. Malgré l’immensité apparente de ces derniers, il ne s’agissait toutefois pas d’un véritable « monde ouvert » dénué de chargements ; Nomura avait déjà pris la peine de préciser ce détail plusieurs mois avant cette nouvelle vidéo, en réponse aux nombreuses sollicitations des joueurs sur le sujet.
Mais alors que le projet semblait bien avancé, seuls les membres les plus fondamentaux de l’équipe étaient encore en réalité à l’œuvre. La phase de développement intensive n’avait, de fait, pas encore commencé, et l’équipe allait encore avoir besoin de plusieurs mois de préproduction avant de pouvoir passer à la vitesse supérieure. Interrogé dans la presse juste après la révélation de la nouvelle bande-annonce, Tetsuya Nomura demandait même aux gens d’oublier le jeu pour l’instant, bien conscient qu’il était très loin d’être prêt. Il offrait pourtant en même temps de nombreux nouveaux détails sur l’histoire et le système de jeu, ce qui rendait sa requête d’autant plus contradictoire.
La bande-annonce de janvier 2011, restée l’une des plus emblématiques de l’histoire de Versus XIII, était la première à proposer des doublages en japonais. Mais tous les personnages n’avaient pas encore trouvé leur voix : Stella et le roi Régis restaient ainsi muets.
Alors que FFXIV était devenu prioritaire pour la seconde fois, la lente avancée de Versus XIII n’allait de toute façon pas changer de sitôt. Le fait que Naoki Yoshida puisse puiser à volonté et avec la bénédiction de Yôichi Wada dans les autres équipes de Square Enix spécialisées dans la conception de jeux en HD signifiait évidemment que les ressources accordées à Versus XIII ne seraient pas optimales, alors qu’il avait enfin une chance de se concrétiser. Cette situation ne manqua pas d’agacer Nomura, qui en réaction ne voulait même plus voir Yoshida. Le caractère difficile du créateur est aussi fameux que redouté chez Square Enix, où tous savent qu’il vaut mieux ne pas avoir affaire à lui s’il est dans un mauvais jour.
Mais de tels empêchements rendaient cette période clairement difficile pour lui, si bien qu’il refusait même d’apparaître en public. Il n’était pas présent sur la scène de la conférence de janvier 2011 où son jeu était pourtant le point d’honneur. Rongé par l’anxiété à l’idée de révéler son bébé car il s’agissait de son premier Final Fantasy en tant que réalisateur, il était resté en coulisses, où il s’était fait installer un écran pour voir la réaction du public lors de la diffusion de la bande-annonce. Il ne fallait pas plus compter sur lui à la célébration du 25e anniversaire de Final Fantasy, en septembre 2012, alors que le jeu venait tout juste d’être transporté (encore officieusement) sur la nouvelle génération en tant que FFXV. Tout juste avait-il transmis à Hajime Tabata, qui était lui bien présent (et dont on ignorait encore qu’il avait rejoint le projet), le message que l’avenir de Final Fantasy devrait encore attendre un petit peu. En 2011 et 2012, Nomura ne s’exprimait plus sur Versus XIII que sporadiquement dans la presse japonaise, Square Enix l’invitant à parler en priorité de projets plus avancés tels que Kingdom Hearts: Dream Drop Distance.
La longue attente depuis la révélation du jeu pesait déjà lourdement sur ses créateurs, qui étaient plus que jamais tiraillés entre le besoin de se concentrer au maximum sur le projet malgré ses difficultés et la nécessité de ne pas rester totalement silencieux, au risque de voir apparaître des rumeurs d’annulation. La menace venait d’autant plus de l’extérieur que Square Enix voyait les studios occidentaux livrer des jeux PlayStation 3 et Xbox 360 d’une qualité remarquable à un rythme régulier. Nomura en était lui aussi le témoin, mais il se rassurait en affirmant qu’il était impossible de créer un jeu révolutionnaire en moins de deux ans. « Cela prend du temps de relever le défi de faire quelque chose de complètement nouveau », disait-il dans un entretien avec le magazine Game Informer en mai 2012.
En 2011 et 2012, Tetsuya Nomura ne mentionnait le plus souvent Final Fantasy Versus XIII qu’en fin d’interviews consacrées à Theatrhythm: Final Fantasy et Kingdom Hearts: Dream Drop Distance, tous les deux sur Nintendo 3DS. La règle (plutôt raisonnable) du premier département de Square Enix était de communiquer en priorité sur le titre dont la date de sortie était la plus proche.
Toujours profondément attaché à son projet, Tetsuya Nomura bouillonnait d’idées qu’il tenait absolument à appliquer, au risque de bouleverser entièrement ce qui était acquis jusque-là et de tout devoir reprendre de zéro. Dans son désir de transgression, il pensa s’orienter vers un système bien plus proche des jeux d’action, en supprimant par exemple totalement l’interface de combat à l’écran ou en abandonnant un système basé sur les valeurs numériques ; les traditionnels points de vie. L’idée de ne proposer qu’un seul personnage jouable, Noctis, fut même évoquée dès cette époque. Mais le risque que Versus finisse par ne plus être qu’un jeu d’action dérangeait certains membres inquiets de l’équipe de développement, qui insistaient pour ne pas perdre de vue qu’il fallait qu’il s’agisse d’un Final Fantasy avant toute autre chose. Nomura ne voulait pas non plus tomber dans de l’action pure, et renonça de lui-même aux concepts les plus extrêmes. Il rêvait bien plus de dynamisme et de fluidité que de violence débridée.
Plus tardivement, alors que la renaissance de Final Fantasy XV sur consoles de nouvelle génération était déjà bien engagée, il rêva même sur une impulsion de tout reprendre à zéro pour le transformer en une comédie musicale jouable, tant il aimait les films Moulin Rouge et Les Misérables ; il venait tout juste de voir ce dernier. Ses plus grandes extravagances ne faisaient cependant pas uniquement débat au sein de son équipe, et finissaient aussi par être refusées par sa hiérarchie. Autant Yôichi Wada que le producteur Shinji Hashimoto étaient attachés à ce que Versus, qui faisait rêver les joueurs depuis trop longtemps déjà, conserve son élan et devienne le prochain grand Final Fantasy. C’est d’ailleurs probablement pour cette raison que le projet n’a jamais été annulé.
Bien qu’absent de l’exposition célébrant le 25e anniversaire de Final Fantasy, du 31 août au 2 septembre 2012 à Tokyo, Tetsuya Nomura laissa ce dessin de Noctis et ce message : « Je vous demande juste d’attendre son tour. » Sur la scène de la conférence consacrée à l’avenir de Final Fantasy, Hajime Tabata (bien entouré) transmit ce message succinct de Nomura : « Je vous montrerai bientôt, moi aussi. »
Pendant ce temps, l’équipe du Luminous Studio attira également la convoitise de Naoki Yoshida, qui savait que son nouveau FFXIV allait avoir besoin d’une technologie appropriée au développement d’un MMORPG ; c’était l’un des manquements qui avait précipité la chute de la première version. Ainsi, Yoshihisa Hashimoto lui-même fut nommé directeur technique du projet, commandant alors la conception d’un moteur exclusivement destiné à FFXIV 2.0 avec l’aide de plusieurs des ingénieurs qui étaient déjà au travail sur Luminous Studio. L’occasion pour eux de transférer directement dans l’environnement de travail de FFXIV quelques-unes des technologies et des méthodes sur lesquelles ils travaillaient déjà. Ils devaient néanmoins faire en sorte que le moteur soit suffisamment flexible pour que le jeu fonctionne correctement sur des PC peu puissants, contrairement à la première version, et surtout sur PlayStation 3, ce qui représentait un défi certain étant donné l’âge de la console. En réalité, Hashimoto et les siens créaient une sorte de mini Luminous Studio sur mesure, spécifiquement pour A Realm Reborn.
8. Les yeux plus gros que le ventre
Alors que Square Enix avait redévoilé Versus en janvier 2011 avec l’espoir que ce serait sa forme définitive, cette année fut marqué par de nouvelles transitions cruciales pour le jeu. La première d’entre elles fut le changement de nom. Tetsuya Nomura avait déjà été sollicité par sa hiérarchie, moins de deux ans à peine après l’annonce de Versus XIII, pour étudier la possibilité de le transformer en Final Fantasy numéroté. Square Enix semblait alors vouloir se défaire de son orientation dite « polymorphique » pour adopter des projets plus lisibles pour les joueurs. Le débat avait perduré au fil des années, mais Nomura rechignait à revenir sur son ambition initiale, craignant que la transformation en un véritable épisode numéroté le force à délaisser certaines de ses idées les plus extrêmes, à commencer par l’orientation très dynamique des combats.
Un déclic se produisit lorsque Final Fantasy Agito XIII, lui aussi sujet à un développement long et mouvementé, abandonna officiellement son titre pour devenir Final Fantasy Type-0 ; un changement annoncé en janvier 2011. Il ne faisait que s’engouffrer dans une voie qui allait rapidement devenir une évidence : avec l’annonce de FFXIII-2, le numéro 13 était désormais associé à la saga de Lightning et les joueurs allaient avoir du mal à comprendre le lien bien plus conceptuel qui unissait ces différents jeux. Fort de cette constatation, et ayant reçu la garantie qu’il ne lui serait demandé aucune inflexion de ses choix, Nomura approuva la transformation et poursuivit la conception de Versus XIII en ayant conscience qu’il serait ultérieurement redévoilé en tant que Final Fantasy XV. Le changement de nom fut pleinement solidifié lors du redémarrage intégral sur les nouvelles consoles, en juillet 2012.
La conférence Square Enix 1st Production Department Premiere, en janvier 2011, vit l’annonce de FFXIII-2 et la transformation d’Agito XIII en Type-0. Petite subtilité : le logo de la compilation Fabula Nova Crystallis perdit également son « XIII » à cette occasion.
En 2011 également, la nouvelle de l’arrivée des consoles de nouvelle génération commença à se répandre dans l’industrie. Intéressé par les possibilités qu’elles pourraient apporter à son projet, Tetsuya Nomura s’en ouvrit au programmeur en chef de l’époque, qui lui confia que son équipe avait déjà commencé à faire des essais à partir de leurs propres estimations des possibles capacités de ces futures machines. Séduit par le résultat qui lui fut présenté, Nomura commença alors à envisager la sortie de FFXV sur la génération à venir, mais à ce moment-là, il était encore beaucoup trop tôt pour prendre la décision d’abandonner la PlayStation 3. Pendant un temps, il fut alors prévu que le jeu soit publié sur les deux générations de consoles, une solution également adoptée par d’autres éditeurs pendant les années de transition.
La version du jeu qui était alors en développement utilisait un moteur qui lui était spécifique, nommé Ebony, qui devait répondre plus efficacement à son choix d’un système de combat riche en action. Son nom, qui signifie ébène en anglais, avait été choisi car la « couleur » officielle du jeu était depuis toujours le noir, et que les développeurs souhaitaient prolonger jusqu’au bout l’opposition avec le blanc de FFXIII, dont le moteur Crystal Tools s’appelait à l’origine White Engine. Au sein de l’équipe, Ebony était même communément surnommé Black Engine. Si l’origine exacte d’Ebony demeure plutôt mystérieuse, son nom n’ayant été révélé qu’en 2014 par Hajime Tabata, Tetsuya Nomura n’hésitait pas à dire dans la presse qu’il s’agissait d’un moteur extrêmement spécialisé et, de ce fait, peu polyvalent.
Avant Agni’s Philosophy, les développeurs du Luminous Studio utilisèrent des démonstrations de ce type pour illustrer le photoréalisme dont était capable leur moteur. À gauche, une photographie de l’entrée du parking souterrain de l’immeuble de Square Enix (avant le déménagement de 2012). À droite, la même scène recréée en 3D avec Luminous.
Mais pour que sa fantaisie soit parfaitement « basée sur la réalité », Nomura voulait également que le jeu dispose de graphismes le plus photoréalistes possible. Pour cela, il lorgnait de plus en plus le fameux Luminous Studio, dont l’un des fondements était précisément l’éclairage basé sur la physique. À défaut de pouvoir s’approprier ce moteur encore en plein développement (et dont le personnel était en partie au travail sur FFXIV), le créateur fit en sorte que son équipe emprunte spécifiquement cette technologie d’éclairage, quand bien même elle était encore très peu utilisée sur cette génération de consoles et semblait bien plus destinée à la suivante. Cerise sur le gâteau, les développeurs souhaitaient intégrer un système de calcul en temps réel des mouvements des nuages, ayant une incidence sur l’éclairage ambiant.
Mais chaque nouvelle pierre ajoutée à cet énorme édifice ne faisait que l’ébranler davantage : avec son équipe manquant d’effectifs, des habitudes du temps de la PlayStation 2 qui avaient la vie dure et des ambitions pourtant toujours plus majeures en termes de graphismes et de contenus, Final Fantasy Versus XIII officieusement en train de devenir FFXV était plus que jamais trop à l’étroit sur PlayStation 3. La console, qui était sortie cinq ans plus tôt, amorçait sa fin de vie. Le projet avançait si peu et avec si peu de sécurité qu’il leur était impossible de fixer la moindre date de sortie, ne serait-ce qu’en interne, et bien sûr, il était encore moins question d’en faire la promotion publique dans de telles conditions. De son propre aveu, Nomura disait dans la presse que le sujet de Versus était sensible chez Square Enix et que peu de personnes en interne avaient une vraie compréhension du projet ; une probable allusion à la transformation en FFXV, qui était encore tenue secrète.
Vastes zones, combats dynamiques, éléments de décor destructibles, batailles en environnements mouvants, possibilité d’utiliser des machines de guerre… Dans sa bande-annonce de 2011, Versus XIII était une œuvre très ambitieuse, mais le réalisateur voulait aller plus loin encore.
Dans la grande tradition de Square Enix à l’époque, ce véritable casse-tête n’entraîna pas tout de suite une profonde remise en question. Les programmeurs, aux ordres des tout-puissants artistes dont il ne fallait surtout pas compromettre la vision, tentaient tant bien que mal de résoudre chaque problème. Mal à l’aise dans cet environnement technologique caduque, ils avançaient à tâtons et devaient lutter contre la légendaire mémoire vive très limitée de la PS3. Comme le jeu proposait un système de combat très dynamique et directement intégré dans le cours de l’exploration, les données de tous les personnages et ennemis (modèles, armes, animations, effets visuels, etc.) devaient être stockées en permanence dans le faible espace accordé par la mémoire vive. Dans de nombreux cas, la console n’arrivait plus du tout à suivre. Cela ne se limitait pas aux combats, puisque dès que le joueur sprintait ou accélérait avec la voiture, cela entraînait de gros problèmes d’affichage de l’environnement.
Les Final Fantasy sur PlayStation 2 avaient pour habitude de proposer deux modèles 3D pour les personnages : un de faible résolution pour les phases jouables et un autre, en haute résolution, pour les cinématiques. La différence de qualité était souvent visible, notamment dans le cas de dialogues intermédiaires utilisant les modèles moins détaillés. Cette technique était toujours d’actualité dans FFXV version PS3, à ceci près que les développeurs voulaient faire en sorte que les deux types de modèles 3D soient le plus proches possible, avec comme seule différence réelle le niveau de détail des cheveux. Car Nomura voulait également pousser le vice jusqu’à faire en sorte les cinématiques en temps réel s’intègrent sans transition dans le cours du jeu, au point qu’elles allaient devenir jouables, en laissant le joueur les manipuler jusqu’à un certain point ; une fonction qu’il évoqua dans des interviews sans jamais la décrire autrement qu’en des termes vagues, mais qui n’avait selon lui été vue dans aucun autre jeu, et qu’il assimilait davantage aux FPS qu’aux RPG.
Afin d’alléger les besoins en mémoire, l’équipe décida que toutes les cinématiques qui ne nécessitaient pas l’usage de ces fonctions jouables seraient transformées en scènes précalculées, confiées aux bons soins de Visual Works. Ce changement affecta même des séquences qui étaient jusque-là en temps réel ; ce fut notamment le cas de la fameuse discussion entre Noctis et Stella révélée quelques années plus tôt. Sous cette nouvelle forme, près d’un tiers des cinématiques du jeu allaient être précalculées.
La scène de la rencontre entre Noctis et Stella (ici telle qu’elle était visible dans la bande-annonce de 2011) avait été la première démonstration du moteur de jeu. Finalement, elle avait été transformée en cinématique précalculée dans la version 2012 de Versus.
Ces obstacles auraient pu être surmontés plus aisément avec une console plus puissante et des méthodes de développement plus appropriées. Mais puisqu’il fallait développer la version PS3 envers et contre tout, les concepteurs commencèrent un travail de réflexion afin de dresser une liste de tous les contenus qu’ils allaient devoir modifier ou ajuster afin de tenter de concrétiser leur vision. Une démarche contrariée par le départ de Square Enix de plusieurs membres importants dans la seconde moitié de 2011, avec notamment le directeur graphique des menus Takeshi Arakawa, ainsi que le programmeur Ryûji Ikeda et le planificateur Shôta Shimoda. La participation de ces derniers au projet Versus ne fut jamais officiellement annoncée, mais leur travail majeur sur les deux épisodes de Dissidia suggérait leur présence au sein du département en charge de FFXV et laissait ainsi supposer une implication, au moins future, dans la conception du jeu.
Dans ce contexte morose, et à force de tâtonnements et de choix réalistes, l’équipe parvint à créer au printemps 2012 une version alpha de test, qu’elle présenta à la direction de Square Enix. Celle-ci, consciente des concessions faites pour que le jeu puisse marcher sur PS3 et du risque que la vision des créateurs ait été compromise pour cela, fit une proposition à Tetsuya Nomura et à ses développeurs : puisque se maintenir sur la génération actuelle était manifestement un frein à la réalisation de leurs ambitions, l’éditeur était prêt à les laisser abandonner complètement cette version pour se consacrer exclusivement à la nouvelle génération de consoles. L’équipe accepta l’offre, marquant de fait l’arrêt total du travail sur PS3 à la fin du printemps 2012.
En une année, l’équipe de Versus avait pris un retard supplémentaire pendant lequel les discussions autour des futures PlayStation 4 et Xbox One avaient continué, si bien que la génération précédente était d’autant moins viable et que Square Enix risquait de prendre une fois encore du retard dans la course technologique déjà menée par les autres éditeurs. C’est précisément pour prendre de l’avance, au moins virtuellement, que l’équipe du Luminous Studio leva le voile sur sa démonstration Agni’s Philosophy à l’E3, en juin 2012 ; au même salon, Ubisoft impressionna les foules avec la toute première vidéo de Watch Dogs, lui aussi promis sans le dire à ces nouvelles consoles qui n’étaient pas encore officiellement dévoilées.
9. Le temps de la renaissance
Juillet 2012 marqua le point de départ de Final Fantasy XV tel que nous le connaissons désormais. Ayant mis un terme définitif au développement sur PlayStation 3, Square Enix relança quasi immédiatement le projet sur consoles de nouvelle génération exclusivement, avec en ligne de mire principale la PlayStation 4 ; la Xbox One s’invita plus tardivement dans le planning. Il était alors acquis que le jeu allait pouvoir utiliser le moteur Luminous Studio dans son intégralité, afin de concrétiser au mieux ses ambitions. Mais les développeurs qui étaient au travail sur le projet Versus depuis des années étaient exténués, et ils étaient les premiers à dire qu’un renouveau était absolument nécessaire.
Désireux d’éviter un nouveau fiasco, le PDG Yôichi Wada décida donc de consolider l’équipe. Mais cette tâche était compliquée, alors qu’une grande partie de sa main-d’œuvre se consacrait toujours à FFXIV 2.0. L’une des rares équipes « libres » à ce moment-là était celle de Hajime Tabata, qui avait publié Final Fantasy Type-0 en octobre 2011 au Japon. Elle avait entamé sans attendre la phase de préproduction d’un nouvel épisode portant le nom de code Type-Next. Suspendant de fait ce projet, Wada intégra l’équipe de Type-0 dans celle de FFXV, et nomma coréalisateur Tabata lui-même. Ce dernier avait déjà manifesté un intérêt certain pour le quinzième épisode, et il plaisait sans doute d’autant plus à son PDG qu’il avait été capable de livrer ses précédents jeux à un rythme soutenu. Quand bien même Type-0 avait connu des difficultés comparables à celles de Versus XIII dans ses premières années, Tabata et son personnel avaient réussi à les surmonter et à créer l’un des titres les plus copieux de la PSP.
Illustrations conceptuelles du projet Final Fantasy Type-Next qui fut suspendu en 2012. Celle de gauche est signée Yûsuke Naora, qui était directeur artistique de Type-0 et allait occuper le même poste pour FFXV. Abandonné alors qu’il n’en était que dans sa phase de conceptualisation, le jeu aurait dû devenir le tout premier épisode de la série entièrement inspiré par le Japon médiéval.
Hajime Tabata et Tetsuya Nomura illustrent deux approches très différentes du rôle de « réalisateur » (les Japonais utilisent le mot anglais director). Le premier est pragmatique, au plus près de ses équipes, dont il cherche à maximiser le potentiel ; le second est un créateur plus conceptuel, un visionnaire certes, mais isolé « dans un autre espace-temps » comme le notait dans un trait d’humour Shinji Hashimoto dans une interview en 2013. Traditionnellement, le jeu vidéo japonais accorde une place immense à la vision de son unique réalisateur, un format auquel Nomura s’était toujours conformé. Mais avec la multiplication de ses projets, entre FFXV et les épisodes successifs de Kingdom Hearts, il était devenu nécessaire de lui adjoindre des coréalisateurs, chacun présent au quotidien auprès des équipes afin d’assurer le travail concret sur le jeu. Lucide, Nomura lui-même n’hésite pas à reconnaître que la progression de ses projets dépend avant tout du personnel qui l’entoure et le cadre. Et petit à petit, Tabata allait affirmer sa présence sur FFXV, en prenant à bras le corps la gestion pratique du développement.
Mais avant de valider définitivement le retour de FFXV, la direction de Square Enix exigea que le projet passe par le même processus que toutes ses autres productions. Elle demanda ainsi à la nouvelle équipe de lui soumettre une proposition de jeu, et lui donna six mois à partir de juillet 2012 avant de rendre sa décision. Les créateurs profitèrent de ce laps de temps pour passer en revue tout ce qui avait été imaginé à l’époque de Versus et faire un premier tri parmi ces contenus pour concevoir un nouveau prototype. Ce dernier fut soumis à la direction en janvier 2013, qui le valida, mais sans encore imposer d’objectif de date de sortie. Le développement de FFXV à proprement parler put commencer dans la foulée, dès le mois de février. Et si le projet existait certes depuis sept ans, le jeu qui entrait désormais en phase de conception serait considéré comme une véritable nouvelle production.
La machine de guerre de l’éditeur se mit immédiatement en branle, car il n’était plus possible de laisser durer le silence autour du destin de Versus XIII. Le jeu allait être redévoilé officiellement en tant que Final Fantasy XV à l’E3 suivant, en juin 2013, et ainsi marquer le point de départ de l’implantation de Square Enix sur nouvelle génération. Pour couronner le tout, Kingdom Hearts III allait lui aussi être révélé au salon américain, sur PlayStation 4 et Xbox One également. La société allait avoir besoin de ces annonces encourageantes pour dissimuler son profond malaise. En mars 2013, Yôichi Wada annonça des pertes historiques de 13 milliards de yens (105 millions d’euros au taux de l’époque), ne lui laissant pas d’autre choix que de quitter son poste. Afin de rassurer les investisseurs, son successeur Yôsuke Matsuda fut contraint de parer au plus pressé en encourageant le développement de titres sur plateformes mobiles, capables de générer un retour sur investissement rapide. Bien conscient du rôle crucial de vitrine joué par les deux jeux, il ne remit pas en cause FFXV et KHIII.
Sony dévoila sa PlayStation 4 lors d’une conférence de presse le 20 février 2013 à New York. Yoshihisa Hashimoto y présenta une nouvelle fois la vidéo Agni’s Philosophy, ambassadrice du moteur Luminous Studio. Quant à Shinji Hashimoto, directeur de la marque Final Fantasy chez Square Enix, il annonça officiellement qu’un nouvel épisode était en développement sur la future console de Sony ; en référence bien sûr à FFXV. C’est à cette occasion qu’il utilisa sa célèbre formule « please be excited [for E3 this year] » (merci de vous réjouir pour l’E3 de cette année).
Avant toute chose, les développeurs de FFXV allaient devoir combler l’une des lacunes qui avait affecté Versus, à savoir le manque de technologie et d’outils appropriés à la conception d’un jeu d’aussi grande ampleur. Le Luminous Studio était encore en plein développement, et ne pouvait par conséquent toujours pas être utilisé, si ce n’est pour faire de premiers essais avec les versions du moteur déjà disponibles à l’époque. Mais en attendant, pour produire un premier aperçu de la nouvelle mouture de FFXV, les programmeurs créèrent un environnement de travail temporaire en reprenant le moteur de la version PlayStation 3, Ebony, dans lequel ils intégrèrent DirectX 11 afin de commencer à créer des effets de nouvelle génération. N’ayant pas encore accès aux caractéristiques techniques des nouvelles consoles, ils décidèrent de travailler à partir de leurs propres estimations et de concevoir le jeu sur PC avec l’idée de pouvoir ensuite le porter sur toute plateforme compatible avec DirectX 11, ce qui serait naturellement le cas de la PlayStation 4 et de la Xbox One.
Pour consolider son potentiel technologique dans ces premiers mois du projet sur nouvelle génération, l’équipe de développement se tourna vers les membres du studio Visual Works qui étaient déjà au travail sur les cinématiques du jeu depuis le début. À la tête de ce groupe d’infographistes, dont le principal fait d’armes était la conception du film Final Fantasy VII Advent Children, se trouvait Takeshi Nozue. Depuis l’époque de Versus XIII déjà, il supervisait également la conception des graphismes en temps réel du jeu. Après la transition, ce rôle était devenu d’autant plus majeur, si bien qu’il occupait désormais le poste ronflant de « directeur visuel total ». C’était justifié : grâce aux capacités du Luminous Studio, les développeurs prévoyaient d’utiliser directement les modèles 3D en haute résolution de Visual Works, normalement réservés aux cinématiques précalculées, pour les convertir et les utiliser en temps réel ; la fameuse technique du « Look Development » qui avait permis la réalisation d’Agni’s Philosophy. Alors que le Versus en développement sur PS3 allait reposer sur près d’un tiers de scènes précalculées, l’idée était désormais de représenter le plus de choses possibles en temps réel. Pour faciliter son implication dans le projet, Nozue souhaita que son équipe intègre directement le département qui développait FFXV, mais pour des raisons liées à l’organisation interne de Square Enix, ce n’était pas possible à ce moment-là. Tout en restant membre officiel de Visual Works, il commença néanmoins à se mêler de plus en plus souvent à l’équipe de FFXV pour la conseiller.
Afin de renforcer encore la main-d’œuvre affectée à la technologie, Hajime Tabata proposa de se tourner vers un partenaire extérieur avec lequel il avait déjà travaillé quelques années plus tôt pour The 3rd Birthday : Hexadrive. FFXV était le tout premier projet entièrement de nouvelle génération de la maison-mère japonaise de Square Enix, et le savoir-faire de Hexadrive en termes de technologie pour les consoles de salon et les jeux d’action était naturellement un apport bienvenu pour les développeurs. Fondé par Masakazu Matsushita, un ancien programmeur de chez Capcom qui avait travaillé entre autres sur Lost Planet et Devil May Cry 3, le studio se spécialisait notamment dans la remasterisation de jeux de la génération pré-HD.
La première bande-annonce de Final Fantasy XV était aussi spectaculaire que trompeuse : jamais le jeu n’allait atteindre un aussi superbe degré de finition. Mais l’impact était là, qui plus accentué par un montage intense et une nouvelle musique orchestrée de Yôko Shimomura.
Le changement de nom de Final Fantasy XV et la transition vers les nouvelles consoles furent révélés au grand public le 10 juin 2013 à l’E3, et Square Enix produisit deux vidéos pour accompagner l’annonce. La première était une bande-annonce cinématique, dévoilée lors de la conférence de presse de Sony, et se concluant sur la transformation théâtrale du logo de Versus XIII en celui de FFXV. Bien que reprenant des extraits de scènes en images de synthèse précalculées de l’époque de Versus XIII pour en accentuer la dimension dramatique, cette vidéo était en réalité principalement composée de nouvelles séquences de jeu dont les graphismes imitaient le degré de qualité que l’équipe de développement souhaitait atteindre dans la version définitive. Ce procédé nommé le target render en anglais, l’objectif de rendu final, est très courant lors des grands salons de jeu vidéo, mais est souvent décrié pour son caractère trompeur qui ne garantit en rien la qualité finale. Précisément : ces scènes, représentant l’attaque d’Altissia par Léviathan, avaient en fait été conçues par Visual Works dans le but de ressembler à de vrais moments jouables, car le développement réel était trop peu avancé pour qu’un tel niveau de finition fût possible avec des graphismes en temps réel. Mais le résultat était d’une telle finesse et d’un tel dynamisme qu’il y avait peu de chances que la version définitive du jeu puisse atteindre le même niveau.
La première démonstration jouable de FFXV comprenait déjà de nombreux éléments du jeu définitif : attaques et esquives dynamiques, magies, téléportations, épées fantômes, actions contextuelles et interactions avec les alliés.
La seconde vidéo, elle, était la toute nouvelle séquence de gameplay conçue au cours des mois précédents avec Ebony et DirectX 11 par les vrais développeurs, avec l’aide des modèles 3D de Visual Works et du travail d’Hexadrive. Hajime Tabata suggéra de mettre en scène cette autre vidéo sur la place centrale d’Insomnia, comme un clin d’œil à la première bande-annonce de Versus XIII. Il s’agissait d’une illustration des possibilités du système de combat et d’une promesse de ce que la version définitive allait pouvoir proposer en termes de possibilités de jeu par rapport à la version sur PlayStation 3. Illustrés dès 2006 sous forme de cinématique, les systèmes d’armes fantômes et de téléportation d’un point à un autre du champ de bataille, ou éclipse, firent leur première apparition concrète sous la forme d’éléments jouables à cette occasion. D’autres démos technologiques furent naturellement conçues en interne pour illustrer d’autres parties du jeu, mais la zone de combat de la place d’Insomnia resta pendant longtemps une base de travail témoignant de l’évolution du projet, alors que les concepteurs y versaient l’ancien système de jeu pour l’enrichir. Ce n’était naturellement pour eux qu’un point de départ, car le gros du travail n’avait pas encore commencé.
En dépit des changements apportés à l’organisation interne du projet et de l’arrivée de Hajime Tabata à ses côtés, Tetsuya Nomura restait à ce moment-là le visage du jeu, et la période de l’E3 2013 était enfin positive pour lui, d’autant plus que Kingdom Hearts III était lui aussi désormais officiel. Porté par sa remise à plat, Nomura recommença à avoir de grandes ambitions pour son œuvre. La plus majeure d’entre elles était que FFXV allait en réalité être le premier épisode d’une série de jeux qu’il nomma « the Versus Epic », l’épopée Versus, et qui devait composer à ce moment-là une trilogie.
Tetsuya Nomura était présent à l’E3, en juin 2013, pour répondre aux questions de la presse ; il y croisa même Hideo Kojima, qu’il connaît de longue date. Le mois suivant, Nomura était l’invité surprise de Square Enix France à Japan Expo (troisième image), où il fut longuement acclamé par la foule venue en nombre. Il n’était pas monté sur une scène devant un public depuis des années.
Ayant brillé par son absence des scènes publiques pendant les précédentes années, il montra à nouveau le bout de son nez au salon américain pour répondre aux interviews de la presse internationale, et même lors d’une émission retransmise en direct sur la chaîne YouTube de Square Enix. Le réalisateur n’hésita pas à évoquer ses envies de suites dès l’annonce officielle de l’E3, en expliquant que l’aventure de Noctis et de ses amis ne prendrait pas fin dans le premier jeu. Pour une fois raisonnable, il précisa d’emblée que son but était de faire de ce premier épisode une aventure complète, disposant de son grand final propre. Mais il souhaitait proposer un univers si riche et si massif qu’il avait décidé de le diviser en plusieurs parties afin de préserver l’image qu’il en avait. L’histoire prévue dans le jeu d’origine fut évidemment aménagée pour pouvoir se développer dans plusieurs titres.
Ce n’était pas la première fois que Nomura lançait en l’air des idées dont on pouvait finir par douter de la concrétisation, mais le producteur Shinji Hashimoto lui-même confirma bel et bien l’intention du créateur, prouvant qu’il s’agissait d’un projet bien concret. L’époque était optimiste, mais une fois la grande révélation passée, la présence de Nomura sur le projet n’allait plus en réalité que s’estomper, que ce soit en interne ou aux yeux du public.
10. Une dernière remise à plat
Au cours des mois qui suivirent la révélation de l’E3 2013, l’équipe de FFXV se consacra à une nouvelle phase de préproduction qui devait déterminer l’optique et les contenus du jeu dans sa forme définitive. Mais alors qu’elle se préparait à entamer le développement en utilisant le Luminous Studio, elle comprit rapidement que le moteur tel qu’il était conçu à ce moment-là, en tant qu’intergiciel multi-usages n’ayant fait ses preuves sur aucun titre concret, ne serait pas assez performant pour assurer la conception d’un jeu aussi majeur. Certes, les créateurs avaient pris très à cœur le concept de « fantaisie basée sur la réalité » imaginé par Nomura et rêvaient plus que jamais de produire une œuvre photoréaliste, et cela était une spécialité du Luminous : la technique de transformation des graphismes précalculés en rendus temps réel avait précédemment permis la conception d’Agni’s Philosophy, mais ce n’était qu’une cinématique non jouable, et un véritable jeu vidéo allait également nécessiter tous les outils permettant de concrétiser les systèmes jouables.
Comme une redite ironique de la situation provoquée par le moteur Crystal Tools quelques années plus tôt, ce constat entraîna une prise de décision radicale. Du fait du poids qui reposait sur les épaules du jeu, Square Enix fit le choix d’intégrer le département de recherche et de développement qui était au travail sur Luminous Studio (dit Advanced Technology Division) directement dans l’équipe de FFXV. Créer le moteur parallèlement au jeu était en effet le meilleur moyen d’en optimiser les performances et de répondre exactement aux besoins de ses concepteurs.
Red Dead Redemption, Assassin’s Creed, Grand Theft Auto… Le fait que les jeux « AAA » les plus populaires de cette période étaient en monde ouvert encouragea Hajime Tabata à défendre cette approche pour FFXV également, afin d’en affirmer clairement les ambitions de « conquérant ».
Cette intégration intervint au moment où un débat majeur faisait rage au sein de l’équipe de développement : celui de faire ou non un monde ouvert véritable, qui puisse être traversé intégralement sans jamais rencontrer le moindre temps de chargement (ou, en tout cas, le moins possible). Le jeu convoitait cette approche depuis l’époque de Versus, mais sans jamais sauter le pas. Jusque-là, y compris depuis le transfert de FFXV vers la nouvelle génération de consoles, il était prévu que le jeu propose de vastes zones, certes, mais tout de même séparées les unes des autres. Le principal défenseur d’une transition vers un monde totalement ouvert n’était autre que Hajime Tabata, qui était convaincu que c’était le seul moyen pour FFXV d’entrer dans la compétition avec les blockbusters internationaux, au moins pour démontrer au public que l’éditeur mettait les petits plats dans les grands ; il fallait absolument que Square Enix se remette en selle pour recommencer à endosser de grosses productions en interne. Il avait naturellement à l’esprit le destin qui avait été réservé quelques années plus tôt au tout premier épisode en HD, FFXIII. Son game design extrêmement linéaire et confiné avait pu donner l’impression aux joueurs que Square Enix n’était plus capable de créer des titres de grande ampleur. Tabata était de plus en plus persuadé que la marque Final Fantasy avait perdu de son aura auprès des joueurs et que cela venait en partie du fait que les développeurs s’étaient installés dans une sorte de confort illusoire, qui les empêchait de se remettre en question et d’oser se donner de nouveaux défis tels que celui dont il était question à ce moment-là. Selon lui, la série n’arrivait plus à gagner de nouveaux fans à causer de cet état d’esprit frileux, et il souhaitait donc envoyer un signal positif d’ambition.
Malgré cette cause honorable, Tabata se heurta aux protestations de son équipe. Le projet d’un jeu de rôle riche en action sur les nouvelles consoles était déjà très ambitieux en soi, mais certains de ses ingénieurs, occidentaux notamment, pensaient que Square Enix ne disposait pas du savoir-faire nécessaire pour concevoir un terrain de jeu ouvert en plus de ça. Pour eux, il était beaucoup plus sûr de créer un titre dans lequel le joueur change de zone au fur et à mesure de la progression de l’histoire. Tabata insista néanmoins, pensant qu’il s’agissait d’un blocage psychologique et non technologique ; puisque leurs concurrents en étaient capables, c’est que ce n’était pas une technique mystérieuse. D’autres membres de l’équipe craignaient quant à eux que le résultat soit trop vide. Tabata, qui avait décidément réponse à tout, cita comme exemple des jeux qui n’avaient pas peur de leur propre immensité, tels que Shadow of the Colossus ou même The Legend of Zelda: Ocarina of Time. Ce dernier, qui figure parmi ses jeux préférés, n’était pas un monde ouvert au sens moderne du terme, mais il l’avait marqué car il s’en dégageait une ambiance marquante quand bien même ses décors pouvaient sembler vides.
Finalement, les principaux membres de l’équipe de développement décidèrent d’organiser un mini séminaire pour s’isoler et débattre de la question en priorité. Lorsqu’il se quittèrent, la décision était prise : Final Fantasy XV serait un jeu en monde ouvert.
Shadow of the Colossus et The Legend of Zelda: Ocarina of Time aidèrent Hajime Tabata à défendre sa vision d’un monde ouvert ne craignant pas le vide, car imprégné d’une ambiance mémorable. Pour encourager ses équipes, il adopta une devise implacable : « Ce n’est pas grave si nous échouons. »
Cependant, l’intégration de l’équipe du Luminous Studio dans celle de FFXV mettait naturellement en péril tous les autres projets de Square Enix qui prévoyaient d’utiliser le fameux moteur, et le premier d’entre eux était Kingdom Hearts III, qui était en cours de préparation dans le studio d’Osaka. Cette fois-ci, la leçon était bien retenue, et il n’était plus question d’établir d’ordre de priorité comme à l’époque de Crystal Tools. L’éditeur décida de se tourner vers le moteur Unreal Engine 4, qui fut mis à disposition du public par Epic Games au début de l’année 2014, et vers lequel l’équipe de KHIII dut ainsi assurer une transition inattendue.
En fin de compte, du fait de la disponibilité immédiate de ce moteur, Square Enix l’adopta pour deux autres projets majeurs sur console qui furent lancés plus tardivement, Dragon Quest XI et Final Fantasy VII Remake (rien n’indique cependant qu’il était prévu qu’ils utilisent le Luminous Studio à l’origine). Cette décision était d’autant plus intéressante pour l’éditeur que, contrairement à la 3e version qui avait causé bien des difficultés à The Last Remnant, l’Unreal Engine 4 bénéficiait d’une documentation en langue japonaise bien plus complète, et qu’Epic Games avait ouvert en 2009 des bureaux au Japon pour prêter assistance aux développeurs locaux. Pour autant, l’exclusivité du Luminous Studio serait temporaire, et une fois le développement de FFXV terminé, l’éditeur comptait bien faire en sorte de le rendre à nouveau disponible pour ses autres équipes.
Il est à noter que Yoshihisa Hashimoto, qui avait dirigé pendant trois ans la conception du Luminous Studio, quitta Square Enix au début de l’année 2014, laissant à son collègue Rémi Driancourt la direction du département de technologie avancée. Hashimoto, qui fonda dans la foulée son propre bureau de conseil en nouvelles technologies, Libzent Innovations, ne donna aucune raison officielle expliquant son départ. Quelques mois plus tôt, c’était Julien Merceron qui s’était séparé de l’éditeur pour rejoindre Konami à la demande de Hideo Kojima, mais avec la bénédiction de la direction de Square Enix. Ces deux départs ne devaient a priori avoir que peu d’impact sur FFXV, dont la production était désormais en bonne voie.
À gauche : la « passation de pouvoirs » de Julien Merceron (2e en partant de la gauche) entre Yôichi Wada et Hideo Kojima. Au milieu : Rémi Driancourt, un Français comme son nom l’indique, prit la direction du département de technologie avancée de Square Enix en janvier 2014. À droite : Yôsuke Matsuda, PDG de Square Enix, qui remplaça Yôichi Wada en juillet 2013.
Mais ce n’était pas tout. En décembre 2013, le nouveau PDG Yôsuke Matsuda décida de procéder à une grande remise à plat de l’organisation interne de sa maison-mère japonaise. Il abandonna la composition en départements de production, qui était en place depuis dix ans, pour créer douze « business divisions », des divisions commerciales qui seraient plus indépendantes les unes des autres et pourraient gérer chacune leur propre catalogue de projets. Conscient que l’avenir de sa société reposait en grande partie sur le jeu mobile, Matsuda y voyait aussi une occasion de désenclaver les départements qui étaient jusque-là réservés à ce domaine bien précis, dans le but que les développeurs spécialisés dans les consoles puissent également s’essayer à la conception de jeux pour téléphones et tablettes. Il espérait ainsi que cela produise des titres de la meilleure qualité possible.
Jusque-là, Final Fantasy XV était en développement au sein du 1st Production Department, aux côtés entre autres de la trilogie FFXIII, The 3rd Birthday, Dissidia et Kingdom Hearts ; une entité boursouflée que Matsuda découpa en quatre divisions commerciales plus lisibles. Et c’est dans la deuxième d’entre elles, nommée « Business Division 2 » (ou BD2), que fut placée l’équipe de FFXV, consolidant alors tous les changements d’organisation opérés depuis juillet 2012 et le redémarrage du projet. L’intégration de l’équipe de Takeshi Nozue en provenance de Visual Works fut officiellement entérinée à cette occasion, ce qui lui permit de s’installer dans les mêmes bureaux que les développeurs du jeu. Mais ce bouleversement confirma également la place toujours plus centrale de Hajime Tabata, qui fut simultanément nommé directeur exécutif de la BD2… et nouveau réalisateur de FFXV en remplacement de Tetsuya Nomura.
Pour lire la troisième partie, consacrée aux raisons du retrait de Tetsuya Nomura et aux conséquences de la réorganisation totale de l’équipe de développement par Hajime Tabata pour faire que Final Fantasy XV devienne un jeu concret avec l’ambition de (re)conquérir le monde, cliquez ici.
N.B.
Le contenu de cet article est sujet à changements selon la découverte de nouvelles informations ou de détails plus précis relatifs au développement de Final Fantasy Versus XIII et Final Fantasy XV. Les ajouts ou modifications seront précisés dans cet encadré.
Références
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Square Enix, Famitsu.com, aibo (FF-Reunion), 4Gamer, Sony, Hideo Kojima, FFWorld, GAME Watch, Rockstar Games, Ubisoft, Nintendo