Ce n’est pas encore l’heure de la retraite pour Nobuo Uematsu

Tout a commencé par une vidéo anodine publiée sur le compte officiel du portage sur console de Fantasian. Nobuo Uematsu, légende s’il en est, offre de sa personne pour faire la promotion du jeu et glisse à cette occasion, presque l’air de rien, qu’il s’agit de son « ultime travail en tant que compositeur de jeu vidéo ». Il n’en faut pas plus pour semer le trouble parmi les joueurs, qui s’empressent de répondre pour adresser, larmes aux yeux, des vœux de bonne retraite au maestro. Alors que tout s’emballe, le compte officiel d’Uematsu intervient pour dissiper le doute. « Que tout le monde se calme ! » Non, sa carrière dans le jeu vidéo n’est pas terminée, mais simplement réduite à des contributions ponctuelles, afin de ménager plus de temps pour ses activités en solo.

En réalité, ce n’est pas une surprise. Conscient d’avoir beaucoup exigé de son vieil ami, Hironobu Sakaguchi admettait dès le lancement original de Fantasian, en 2021, que ce serait sans doute la dernière bande originale complète d’Uematsu, ce que celui-ci n’a jamais démenti ensuite. C’est que le célèbre auteur des musiques de Final Fantasy prépare le terrain depuis longtemps déjà, en exprimant notamment une certaine distance avec la série à laquelle il doit sa notoriété. « FF est devenu une entité beaucoup trop inaccessible pour moi », glisse-t-il au site Career Groove en 2017. « L’œuvre a adopté sa propre personnalité, qui est tellement éloignée de la conscience de ses créateurs qu’elle est beaucoup trop vénérée par les gens… C’est rare de voir une telle chose. Aujourd’hui, je regarde en permanence FF de tout en bas. Si on devait tomber d’une même hauteur que celle où se trouve FF, on se blesserait gravement. »

Dans l’espoir de se réinventer, le compositeur veut marquer sa différence. « Je pense qu’il y a un fossé entre ce dont je suis capable et l’image que les gens ont de la musique de FF, alors j’ai voulu repartir de zéro », affirme-t-il au site Torja en 2015. Après s’être éloigné de la célèbre série, il n’a participé qu’à peu de jeux vidéo de grande ampleur, sinon à Blue Dragon, Lost Odyssey et The Last Story, car Hironobu Sakaguchi ne les imaginait pas sans lui. Sa musique se retrouve plutôt dans de petits projets conçus par de vieux amis, dont Sakura Note, ou puisant dans des ambiances enfantines et chaleureuses qu’il affectionne plus que tout, comme Fantasy Life.

Nobuo Uematsu Hironobu Sakaguchi

Nobuo Uematsu et Hironobu Sakaguchi au Tokyo Game Show. Photo : Saho Nishikawa

Intimidé par son immense notoriété internationale, Nobuo Uematsu souhaite renouer avec des cadres plus intimistes, loin des orchestres symphoniques trop guindés. Ainsi s’engage-t-il dans la vie communautaire de son quartier, Jiyûgaoka (à Tokyo), en jouant régulièrement avec son groupe lors de petits lives décontractés – rien à voir avec la tournée Distant Worlds ! Si vous avez eu la chance d’assister à l’un des concerts de son nouvel ensemble conTIKI, par exemple à Bruxelles et Paris en avril 2023, vous avez vu Nobuo Uematsu dans son véritable élément : une salle plus intimiste, quelques musiciens seulement, des chansons paisibles, des histoires pour enfants sur fond de dessin animé coloré…

Si cette aspiration remonte loin, car Uematsu organisait déjà de tels concerts mêlant musique et récitation dans les années 80, un événement plus récent l’a profondément affecté. Vous vous en souvenez peut-être : en septembre 2018, il annonce mettre en suspens toutes ses activités à cause de soudains ennuis de santé, évoquant une « situation d’affaiblissement physique et mental ». S’il se veut alors plutôt rassurant, il confesse quelques mois plus tard avoir en réalité frôlé la mort – mais, fort heureusement, affirme être à nouveau bien portant.

En août 2019, Nobuo Uematsu revient avec une étonnante franchise sur cet épisode dans le magazine Famitsu. Pour lui, l’explication est simple : il a trop tiré sur la corde. « Alors que je croyais que mon corps était toujours en bon état, ça m’a totalement fait perdre confiance en moi », affirme-t-il. « Quand j’étais plus jeune, je n’arrivais pas à gagner ma vie avec la musique. Depuis, je n’ai jamais réussi à me départir de la peur que, si jamais je refusais quelque chose, plus personne ne me proposerait jamais de travail. C’est une expérience si traumatisante qu’elle peut vous suivre toute votre vie. Mais j’ai compris que, si je continuais sur ce même rythme, les choses pourraient devenir difficiles pour moi. »

Fort de cet événement pénible, Uematsu prend une décision radicale. Certain que l’heure est venue de lever le pied, il décide de consacrer plus de temps à lui-même. En 2020, il s’en explique sur le site Mora : « Je me suis dit que si je ne trouvais pas le bon équilibre entre “composer pour le travail” et “composer la musique que j’ai envie d’écrire”, je risquerais de mourir avant d’avoir pu créer la musique que je veux faire. » Ainsi, alors qu’il fut pendant un temps question qu’il participe activement au remake de Final Fantasy VII – quoique certainement pas seul –, il renonce finalement à ce chantier, dont la production intensive coïncide avec sa période de convalescence. Pour le symbole, il sera simplement invité à en composer la chanson thème.

Nobuo Uematsu conTIKI

Nobuo Uematsu avec son groupe conTIKI : Michio Okamiya (guitare), Rie Tozuka (récitation), xiao (chant) et Chihiro Fujioka (percussion). Photo : compte Twitter officiel

De ce fait, Fantasian peut être considéré comme une ultime faveur accordée par le compositeur à Hironobu Sakaguchi, alors que ce dernier conçoit lui-même ce jeu comme son ultime œuvre (ce sur quoi il est revenu depuis). C’est aussi la confirmation de son nouveau choix, comme il l’indique au site IGN en 2021 : « Après avoir travaillé sur la musique de Fantasian pendant plus d’un an, j’ai le sentiment qu’il sera difficile pour moi à l’avenir de consacrer autant d’efforts à une bande originale, d’un point de vue mental et physique. Composer la musique d’un RPG est particulièrement chronophage, et quand on s’y met, on ne peut plus faire autre chose. Comme tous mes concerts ont été annulés du fait de la pandémie, j’ai pu me consacrer intégralement à Fantasian. Mais après avoir composé autant de musique tout au long de ma vie, je cherche désormais plutôt à la jouer en public. »

Dernière bande originale complète de Nobuo Uematsu (que vous pouvez écouter ici dans son intégralité), Fantasian semble condenser tout ce qu’il a cherché à accomplir dans sa carrière. C’est une œuvre qui lui ressemble absolument, que ce soit dans la plénitude de ses mélodies spontanées, l’étrangeté planante des synthétiseurs dont il assume sans honte la rugosité, le rock progressif extravagant des thèmes de combat ou la grandeur bouleversante de ses moments orchestrés. Un petit trésor imaginé avec une sincérité communicative.

Mais ce n’est pas une retraite pour autant. Nous retrouverons encore Nobuo Uematsu à l’avenir, ne serait-ce que pour la chanson thème du troisième volet du remake de FFVII (en tout cas, les étoiles sont déjà alignées), et certainement dans l’un ou l’autre projet qui l’inspirera. Et puis voilà : le meilleur moyen de lui faire plaisir, c’est de venir assister à l’un de ses concerts – pour revoir le monde, ne serait-ce que quelques instants, à travers les yeux d’un enfant.


Si vous voulez en savoir plus sur la carrière de Nobuo Uematsu et sur la musique de Final Fantasy en général, vous pouvez lire les livres que j’ai consacrés au sujet :