Final Fantasy XIV Dawntrail, le voyage anticolonial

FFXIV Dawntrail

Soyons honnêtes : ce n’était chose aisée pour Dawntrail de passer après Endwalker. L’extension apocalyptique était le couronnement magistral et infiniment poignant d’une épopée de dix ans, une ode aussi philosophique que métaphysique sur la valeur de la vie. Pas étonnant, alors, que Naoki Yoshida nous ait présenté le premier chapitre du nouvel arc de Final Fantasy XIV comme des vacances d’été – avec un timing d’ailleurs idéal dans l’hémisphère nord –, autrement dit une aventure plus légère vers un continent jusque-là inconnu. Tout du moins c’était le postulat de départ, car, sans surprise finalement, le récit de Dawntrail va bien plus loin que cela. En puisant dans l’histoire réelle des Amériques autant que dans les thématiques d’un certain FFIX, elle aborde une multitude de sujets forts : les critères qui font un bon dirigeant, l’importance ou le danger des traditions, les méfaits de la colonisation, le deuil et la peur de l’oubli. Autant de questionnements qui en font, une fois de plus, une œuvre profondément humaine.

Cet article contient des spoilers de toute l’épopée de Final Fantasy XIV Dawntrail. Il est donc conseillé d’y avoir joué avant de le lire. De plus, à des fins de comparaison, le troisième paragraphe de la partie « La fausse route de l’utopie technologique » contient également des spoilers de Final Fantasy IX.


L’exemple de Tuliyollal

Un rite pour une société juste

Certes, Dawntrail joue la carte de la prudence en renouant avec la plupart des sujets habituels de FFXIV : une géopolitique héroïque relatant les concessions nécessaires au vivre ensemble, et, ultimement, un éloge de la diversité tranquille. Alors que le MMORPG a longtemps mis à l’honneur l’union sacrée des Héritiers de la Septième Aube, l’extension fait le choix audacieux de s’axer presque exclusivement sur une nouvelle héroïne, Wuk Lamat. Sa fraîcheur naïve en fait le réceptacle des enseignements du Guerrier ou de la Guerrière de la Lumière, qui adopte cette fois-ci davantage le rôle de mentor. Du fait de ce décentrement original, une bonne part de l’appréciation de Dawntrail vient de l’attachement du joueur à ce personnage. Cependant, son écriture spontanée (couplée à l’excellente voix française de Clémentine Blayo), son bon sens naturel ainsi que ses fragilités, souvent présentées sous un angle comique mais néanmoins tendre, la rendent fort attachante.

Dans toute la première partie de l’épopée, le rite de succession lancé par Gulool Ja Ja n’est pas tant une course au pouvoir – on comprend de toute façon bien vite par qui il sera remporté – qu’un prétexte à rappeler l’essentiel : une société en paix n’est pas le produit de l’uniformisation contrainte de ses membres en un corps homogène artificiel, car c’est ainsi que finissent par bouillonner les frustrations et les ressentiments. Il s’agit au contraire d’une lutte permanente contre l’ignorance mutuelle et d’une recherche du consensus le plus juste. Celui-ci ne peut être atteint qu’à condition de garantir l’équilibre par le bas, et non par le haut, afin de recueillir le consentement sincère des citoyens.

Cette notion majeure du récit de FFXIV consiste à accueillir dans la communauté des nations tous les peuples de bonne volonté, pour les émanciper et non les exploiter. Un projet ambitieux qui nécessite des leaders désintéressés et altruistes, point sur lequel la fiction aura malheureusement toujours une longueur d’avance sur la réalité…

Dès lors, Dawntrail déjoue les pièges du racisme et de la xénophobie en contant, avec force détails, les us et coutumes de peuples divers et variés. Jusque dans sa géographie, le monde d’Ætherys est un miroir imaginaire du nôtre, à tel point qu’on peut volontiers critiquer ce mimétisme prévisible qui confine parfois au cliché – et la nouvelle extension n’en est pas exempte. Or, ce simili-calque ne rend que plus évidente encore son ambition : celle d’une célébration de la richesse des cultures vivantes, motivée par la curiosité et le respect. Sur ce sujet, il est d’ailleurs heureux que le jeu ait enfin abandonné le terme paternaliste de « quêtes tribales » au profit de « quêtes des peuples alliés » – une preuve que le langage, mal utilisé, peut lui aussi être un vecteur de discrimination.

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Un continent entré dans l’Histoire

Après Wuk Lamat, la deuxième star de Dawntrail est donc ce double continent du Tural, dont la présentation constitue elle aussi un retournement salutaire du réel, attestant que les auteurs se sont tenus au courant de l’historiographie récente. Tout l’inverse d’un Nouveau Monde à conquérir comme le furent les Amériques pour les Européens, le Tural est une terre forte de ses cultures, qui n’a pas attendu d’être « découverte » pour entrer dans l’Histoire. Son nom est d’ailleurs local et n’a pas été attribué d’après l’un ou l’autre explorateur étranger, de même que ses habitants ne sont pas amalgamés dans un ethnonyme hors sujet – comme ces « Indiens d’Amérique » qui ne furent jamais Indiens. (C’est d’ailleurs à des fins de réappropriation de leur identité que des peuples autochtones américains désignent désormais leur continent sous le nom d’Abya Yala, emprunté à la langue des Kunas du Panama.)

Ainsi Ketenramm, le vrai-faux Christophe Colomb éorzéen, ne fut pas l’avant-garde d’une colonisation mercantile opportuniste, mais un « navigateur intrépide et connaisseur du monde dans son immensité », un simple voyageur curieux qui finit par se fondre dans un territoire souverain. Seule ombre égocentrique à son tableau, l’Encyclopædia Eorzea nous apprend qu’il essaya de donner son nom au continent, Ketenland, mais que celui-ci n’a jamais pris – preuve que le monde de FFXIV est plutôt rétif au narcissisme. Néanmoins, cette information date d’avant la genèse de Dawntrail et l’étoffement du personnage de Ketenramm, ce qui signifie qu’elle peut ne plus être conforme à l’image que les auteurs de l’extension ont voulu lui donner.

La teneur des contacts entre Éorzéa et le Tural s’écarte en effet grandement de l’histoire réelle. On pourrait dire que, du point de vue des Turaliens, l’arrivée d’Éorzéens sur leurs côtes est un non-événement – tout du moins, le fragment marginal d’une histoire déjà fort remplie. Semble-t-il limitées, leurs relations se sont tenues à des échanges d’idées et surtout de marchandises, en particulier alimentaires. Dawntrail se permet ainsi de nous rappeler que la pomme de terre, la tomate, le maïs et bien d’autres denrées dont nous ne saurions désormais nous passer sont en réalité originaires de l’autre rive de l’océan Atlantique.

Les peuples du Tural possèdent donc toute leur agentivité (c’est-à-dire leur pleine capacité à agir sur le monde), et le plus notable est que cela se traduit en mal autant qu’en bien. Tel en est l’exemple de la guerre menée des siècles plus tôt par les Yok Huy, assurément le chapitre le plus tragique du passé turalien. Il s’agit pourtant bien d’une « affaire interne » au continent, le peuple de géants pensant pacifier ce dernier par une conquête préventive. L’issue de leur tentative est la disparition de 90 % d’entre eux, victimes d’une épidémie inconnue.

En plus de constituer un autre renversement faisant de l’envahisseur le grand perdant de l’entreprise coloniale, l’épisode est une réappropriation des conséquences réelles de la conquête européenne de l’Amérique, valeur y compris. Le pourcentage de 90 % est bien celui avancé par les chercheurs pour mesurer les pertes humaines parmi les populations autochtones – du fait du choc microbien, mais aussi des mauvais traitements, de l’esclavage et des guerres. Des millions de morts, pour ne pas dire des dizaines de millions en quelques décennies à peine : voilà le véritable coût de la colonisation. Lors de tels événements, ce ne sont pas seulement des vies qui disparaissent de manière brutale – chose déjà terrible –, mais aussi des civilisations, c’est-à-dire des pans entiers de la culture humaine

« De la tolérance fleurira l’harmonie »

C’est pour mieux juger de la préciosité de cette dernière que, depuis le début, FFXIV invite les joueurs à une grande traversée d’Ætherys afin de constater de leurs propres yeux toute la diversité des peuples et de leurs coutumes, comme autant de fenêtres ouvertes vers la richesse des civilisations réelles dont le MMORPG s’inspire. L’exercice n’est pas sans rappeler celui des voyageurs arabes médiévaux, qui se lançaient dans de grandes traversées du monde connu pour documenter ce que les habitants d’ailleurs avaient de pittoresque – avec plus ou moins de jugement et de fabulation, certes, mais aucune idée de conquête.

Cependant, loin d’être une excursion dépaysante, FFXIV dépasse le cadre du simple chantier ethnologique et propose aux joueurs d’y prendre part directement. Mais c’est bien pour que Dawntrail ne plonge pas dans le paternalisme colonial qu’il s’agit avant tout du récit initiatique de Wuk Lamat, et non d’une énième aventure du Guerrier ou de la Guerrière de la Lumière en terre étrangère. La quête de la jeune aspirante souveraine consiste en effet en la réactivation des traditions pastorales en voie de disparition, comme le rituel festif des Hanu Hanu, ainsi que des mythes fondateurs communs.

La meilleure illustration de ce deuxième exemple est l’épreuve de la recette symbolisant la réconciliation des Xbr’aal et des Mamool Ja de Yak T’el, car elle démontre que de nouvelles traditions peuvent naître du contact entre les peuples, servant de terreau à leur acceptation mutuelle. Et puisque nous sommes dans FFXIV, cela passe évidemment par la cuisine. Ainsi, chaque étape du rite de succession est présentée comme un acte de rétablissement du fameux équilibre qui profite au bien général, et non comme un motif de repli sur soi ou une menace contre une quelconque identité étatique autoritaire.

Alors que le Tural tout entier est à l’image du continent américain, on reconnaît sans mal dans Tuliyollal l’inspiration de Teotihuacan, qui fut aux premiers siècles de notre ère une impressionnante métropole cosmopolite où cohabitaient des ethnies venues des quatre coins de la Mésoamérique (Mayas, Otomis, Zapotèques, Mixtèques et bien autres). Cette diversité était telle que les archéologues ne sont pas encore parvenus à déterminer le peuple qui a fondé cette cité pivot et supposent qu’il s’agit d’une œuvre commune de populations partageant la même cosmovision. Certes, il ne s’agit pas de fantasmer une coexistence inflexiblement pacifique, et Teotihuacan finit par chuter dans des circonstances encore floues. Malgré tout, il a suffi à FFXIV de tirer ce fil pour développer son propos. À la confluence des deux pans du Tural, la ville de Tuliyollal en est un condensé harmonieux, une ville de commerce et d’échange où chaque peuple s’est installé en apportant sa spécialité et en construisant ses maisons selon sa tradition.

On peut aisément taxer Dawntrail de naïveté et d’angélisme, auquel cas il faudrait étendre le reproche à FFXIV tout entier. L’extension ne masque cependant pas les obstacles sur le chemin de la paix. Celle-ci n’est pas offerte toute prête sur un plateau et sa préservation est un travail de tous les instants. Comme le dit Wuk Lamat, ce n’est « pas seulement le fait de ne pas se battre, c’est surtout pouvoir vivre heureux et en sécurité », ce qui demande une bonne dose de diplomatie et de justice. Tout, une fois encore, est affaire d’équilibre. C’est en cela qu’il faut bien au moins deux têtes pour régner sur le Tuliyollal, si ce n’est plus. En faisant du rite de succession le miroir de la quête autrefois menée par Gulool Ja Ja pour bâtir un pays par l’union fraternelle des peuples, Dawntrail montre que la mission des dirigeants responsables est de montrer l’exemple.

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Le revers des traditions

Malgré toute l’importance de la tradition dans la vivacité des cultures, il ne s’agit pas non plus de la présenter sous un angle seulement positif. Tout en rappelant plusieurs fois qu’il convient d’admettre la multiplicité des points de vue sur le monde, et qu’il tient a priori de ne pas juger trop sévèrement les habitudes des autres, l’histoire met les pieds dans le plat : quid des traditions sanguinaires ? L’épisode des doubles-têtes des Mamool Ja évoque plusieurs pages de l’histoire précolombienne des Amériques, dont celle des sacrifices humains – et plus précisément des sacrifices d’enfants, ici teintés d’une notion d’eugénisme macabre.

Dans les civilisations où ce rite était pratiqué, la survenue de changements climatiques et la raréfaction des ressources étaient susceptibles d’entraîner une multiplication des sacrifices dans le but espéré d’apaiser la colère divine. Ironiquement, un tel mouvement ne pouvait que pousser davantage à sa perte un peuple déjà affaibli. Dans Dawntrail, les Mamool Ja de Yak T’el sont précisément présentés comme une population en marge du Tuliyollal, victime d’un sous-bois stérile et insatisfait du marché autrefois conclu avec les Xbr’aal.

La quête désespérée de la naissance d’un double-tête, perçue comme le seul moyen de renverser l’équilibre des pouvoirs, constitue un jusqu’au-boutisme terrifiant auquel une partie de la population est elle-même opposée du fait des nombreux sacrifices qu’il impose. Face à la chape de plomb de la tradition, le regard extérieur des héros est ici perçu comme une porte de sortie, l’élément déclencheur d’une réforme culturelle amenée par l’intégration dans un réseau de solidarité turalien. La morale du jeu est claire : il est acceptable de laisser disparaître les traditions qui génèrent plus de mal que de bien.

Par ailleurs, l’apport extérieur doit lui aussi être manié avec précaution. L’exemple en est donné par le personnage de Koana, autre prétendant au trône du Tuliyollal à qui le séjour académique à Sharlayan a conféré un regard décentré sur son continent d’origine. Si son ambition de modernisation du Tural grâce aux technologies d’Éorzéa est en apparence honorable, le rite de succession lui apprend néanmoins que les idées et les méthodes ne peuvent pas être importées et imposées aux autres sans consultation préalable. S’il est vrai que les peuples ne sont pas des entités figées et qu’ils se construisent en partie au contact des autres, le refus de la « modernité » constitue parfois un réflexe de survie important pour se garder de certaines dérives, comme le démontre précisément la seconde moitié de l’extension.


Le contre-exemple d’Alexandrie

Une société bâtie sur un mensonge

Si la première partie de Dawntrail prend si grand soin de nous exposer les efforts consentis pour assurer une coexistence organique, c’est précisément pour développer, en deuxième lieu, le parfait contre-exemple : Néo-Alexandrie. Antithèse du Tuliyollal bâti par Gulool Ja Ja, c’est un État zombie dont l’objectif ultime est la perpétuation de la Mémoire vivante, un au-delà virtuel peuplé des souvenirs des Alexandrins disparus. Ainsi deviennent-ils des Éternels, avatars d’un monde pourtant désormais anéanti. Or, ce dessein est secret, dissimulé au plus grand nombre, et de toute façon fort imparfait puisque destiné à une minorité sélectionnée selon des critères arbitraires. Et c’est bien là toute la nature du problème : cette société est construite sur un mensonge, tout du moins une malhonnêteté – en tout cas, une faille fondamentale.

C’est là qu’entre en jeu ce que le début de Dawntrail avait tenu à distance : la présence de Néo-Alexandrie au Tural est une entreprise de colonisation. Celle-ci est la conséquence d’une banale guerre menée dans un autre reflet pour l’appropriation d’une ressource précieuse en quantité limitée, l’électrope – un minerai qui emprunte autant au pétrole (pour la production énergétique) qu’au nucléaire (pour son usage dévastateur dans les conflits armés). Ne tirant aucune leçon de la catastrophe électrique finalement survenue, l’élite d’Alexandrie est incapable d’accepter sa disparition et de renoncer à l’idéal qui a causé une première fois sa perte.

C’est parce que la Gardienne de l’Éternité et le projet de Mémoire vivante sont des constructions technologiques alimentées par une énergie non renouvelable (l’éther qui anime les êtres vivants) que l’acte de conquête devient indispensable. Le fait que ces événements se déroulent au Xak Tural, dans une région entièrement inspirée des plaines nord-américaines, rend l’analogie on ne peut plus limpide : ceci est la critique d’un système prédateur et violent qui s’est bâti sur des peuples soumis, mais qui se drape d’une bienveillance trompeuse.

Par commodité narrative, et afin que son propos soit le plus étayé, la démonstration de Dawntrail sur la colonisation se produit à vitesse accélérée. En premier lieu, l’assaut des troupes de Zoraal Ja sur Tuliyollal illustre toute la stupeur et l’incompréhension d’un peuple subitement confronté à un ennemi technologiquement supérieur, aux objectifs inconnus – une évocation familière de bien des récits coloniaux. Dans un second temps, grâce à quelques combines temporelles, l’épisode de l’Hoirie recouvrée et de Solution Neuf projette les héros trois décennies dans le futur, où ils sont les témoins du devenir des anciens Turaliens de Yyasulani conquis par Alexandrie, victimes d’une déculturation lente et insidieuse. Ici, deux peuples cohabitent de force et non de gré, et c’est l’envahisseur qui en a posé les règles.

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La plus sournoise des colonisations

L’étape de la déculturation se traduit de manière très concrète par l’adoption du régulateur. Cette technologie prodigieuse sur le papier semble condenser à elle seule les avantages de la modernité, puisqu’elle permet de repousser la mort – jusqu’à un certain point, certes – en puisant dans une réserve d’âmes. Pour les Yyasulaniens intégrés dans Néo-Alexandrie, l’appareil s’apparente aisément aux fameux « bienfaits de la colonisation » : des atouts apportés par le conquérant qui justifieraient toute forme d’exactions. Si Dawntrail nous apprend que l’usage du régulateur ne fut imposé à personne, le fait est que, malgré leurs réticences initiales, ses avantages indéniables ont poussé la majorité des Turaliens d’origine à l’adopter. Après tout, qui refuserait une protection contre le risque d’une mort accidentelle ?

Pourtant, comme pour tout prétendu bienfait de la colonisation, le bénéfice du régulateur est extrêmement sournois pour les colonisés, car consentir à son usage revient inexorablement à abandonner sa culture pour se fondre dans celle du colonisateur. D’une part, du fait de la place centrale de l’objet dans l’organisation sociale alexandrine, quiconque refuse de le porter se condamne à rester en marge de la société. D’autre part, son coût ultime est plus terrible qu’il n’y paraît, puisque le régulateur emporte avec lui le souvenir des disparus, comme une dépossession de leur identité, de leur histoire. Erenville en fait la douloureuse expérience lorsqu’il retrouve à l’intérieur de Solution Neuf d’anciens habitants de son village qui, réduits à l’état d’ombres d’eux-mêmes, ont oublié la pourtant charismatique Cahciua.

Privés de leur héritage, les survivants sont condamnés à vivre dans un présent monotone qui ne leur appartient plus – ainsi le jeu appelle-t-il ironiquement cette région l’Hoirie recouvrée (en anglais : Heritage Found), d’après un mot désignant les biens appartenant aux héritiers. Les anciens lieux de vie de la Yyasulani ont été délaissés au profit d’un taudis impersonnel à l’écart de la métropole futuriste, sur une terre stérile subissant la catastrophe du reflet d’origine d’Alexandrie, à l’intérieur un dôme dont ils ne peuvent pas sortir. On n’oserait alors parler de « réserve », mais quel autre terme pourrait-on employer quand les habitants portent des noms évoquant les langues autochtones d’Amérique du Nord.

Il n’y a pas d’alternative

Du fait de la malhonnêteté du projet derrière la Gardienne de l’Éternité, Sphene tente par tous les moyens de « maîtriser le narratif » de sa nation auprès de Wuk Lamat et de ses compagnons, et c’est bien pour cela qu’elle se présente devant eux tout juste après leur entrée dans le dôme. Il s’agit pour elle de se montrer comme une souveraine prévenante et affable, entièrement dévouée au bonheur de ses sujets. Néanmoins, tout en ayant affirmé que Zoraal Ja est pour elle un opposant, elle trahit à plusieurs reprises son incohérence. C’est le cas quand elle suggère aux héros de faire malgré tout la paix avec lui, y compris alors que Wuk Lamat lui a expliqué qu’il est responsable de la mort de son père, puis leur propose – de but en blanc – de devenir des Alexandrins.

Contrairement à Gulool Ja Ja, souverain mortel qui a choisi d’assurer sa succession de son vivant, Sphene est une conscience incarnée dans un robot, ce qui lui permet de ne pas vieillir. Elle est considérée par son peuple comme un « être miraculeux » à la tête du royaume depuis des siècles, une « sorte de déesse » en laquelle tout un chacun peut porter une foi aveugle. Elle peut compter sur une certaine apathie des Alexandrins, qui – comme l’explique le petit Gulool Ja – acceptent la situation sans poser de questions. Tout du moins la plupart d’entre eux, car de profondes injustices traversent la société de Néo-Alexandrie.

Outil de déculturation pour les Turaliens, les régulateurs constituent tout autant un agent de conditionnement social. Alors que Sphene célèbre l’enthousiasme des braves gens qui travaillent dur pour assurer la subsistance de son pays, la réalité est qu’ils n’ont pas vraiment d’autre choix. Pour profiter des atouts des régulateurs, il est nécessaire de gagner des points en travaillant, et il s’avère bien vite que le système n’admet guère d’exceptions. Quand un combattant de l’Arcadion au chômage forcé se plaint de ne plus pouvoir recevoir d’âmes de rechange, la reine n’a à lui offrir que des mots mielleux, doublés d’une incitation obscène à retourner travailler – et tant pis si le malheureux vient précisément d’expliquer qu’il n’en est pas capable. Derrière les apparences, ce monde n’est donc qu’une méritocratie factice.

Lorsque Wuk Lamat émet distraitement l’idée d’abandonner une telle organisation, Sphene lui répond sèchement que c’est impossible – une variante du « il n’y a pas d’alternative », mantra fondateur du néolibéralisme autoritaire. La liberté n’est qu’une apparence, et les normes sociales sont fixées et imposées par le haut au lieu d’être établies par le bas. Cette fois-ci, abandonner une tradition possiblement délétère pour le bien du plus grand nombre est exclu : seule compte la réalisation d’un absolu, et peu importe qu’il soit aberrant. Quand le voile du cynisme est enfin abattu, Sphene ne peut qu’admettre son intention génocidaire : oui, pour que son peuple survive, un autre doit disparaître – un dramatique écho à l’actualité. Et Alisaie, outrée, de lui demander : « Quel est cet horrible danger qui plane au-dessus de vos têtes, pour que tu en arrives à de telles extrémités ? »

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La fausse route de l’utopie technologique

En effet, à quoi bon tant d’efforts, de manipulations des âmes et des souvenirs, de recréation d’un cycle de vie artificiel ? Lorsque le joueur parvient enfin à la Mémoire vivante, concrétisation de l’Alexandrie éternelle tant souhaitée par Sphene, il ne découvre qu’une vaste illusion énergivore seulement peuplée par les Éternels, des « résidus de souvenirs » selon l’expression de Cahciua. En fait, ce ne sont que des spectres sélectionnés par un algorithme selon des critères aussi mystérieux qu’arbitraires, pour ne pas dire injustes. Seule une âme sur dix, nous dit-on, est matérialisée ici, avec pour critère premier de forcer les retrouvailles d’individus qui, régulateur aidant, s’étaient oubliés, comme pour inventer une joie de toute façon disparue. Les autres croupissent dans le système informatique de la Gardienne de l’Éternité.

Parce qu’ils espéraient supprimer le déchirement causé par les pertes des êtres chers, les Alexandrins ont élevé une simple philosophie apaisée de la mort – celle, partagée par les Yok Huy, que les défunts continuent à « vivre » aussi longtemps qu’on pense à eux – en une fuite en avant technologique qui se nourrit de l’énergie des vivants. Dawntrail représente la Mémoire vivante sous la forme d’un projet transhumaniste de bannissement de la mort par l’abandon de la chair, à destination d’une élite triée sur le volet. On peut aussi y voir une sorte de métavers où tout sonne faux, où les avatars sont figés dans un « état de bonheur » perpétuel, mais artificiel. Ce faisant, les Alexandrins ont créé une aberration, substitut défaillant de la vraie existence, un entre-deux ambigu dont il semble difficile de se satisfaire.

Car Alexandrie est une nation déjà morte, et en créer un ersatz est un projet contre nature, pour reprendre les termes de Cahciua et G’raha Tia. Ici, Dawntrail ne pouvait pas trouver source d’inspiration plus judicieuse que Final Fantasy IX, dont il fait une réécriture plus inspirée que tout fan service racoleur. Dans l’un comme dans l’autre, un monde mourant aspire l’énergie d’une terre pleine de vie dans le seul et unique but de perpétuer son souvenir – en réalité, de maintenir sous perfusion une coquille vide. Les Éternels de Sphene sont à l’image des génomes de Garland dans FFIX, réceptacles du peuple perdu de Terra qui attendent une fausse renaissance. Dans les deux cas, il est trop tard pour les sauver : leur tour est passé et, entre-temps, d’autres civilisations, bien portantes celles-ci, ont saisi leur chance. Au Tural, elles ont même bataillé ferme pour atteindre une forme d’harmonie.

Cette lutte contre l’oubli n’est certes pas une thématique étrangère à FFXIV. Elle était déjà au cœur du dénouement de Shadowbringers, dans les derniers mots poignants d’Emet-Selch. La conclusion était identique : tout comme les humains, les civilisations sont mortelles, et nous n’y pouvons rien. Les meilleurs véhicules du souvenir des morts sont ceux qui restent, non pas en entretenant une culture passéiste mortifère ou en inventant un paradis technologique factice, mais en bâtissant un présent vivant, nourri de ces héritages. Le deuil constitue l’aveu de sa propre finitude en tant qu’être humain – un acte important d’humilité. Il est donc logique que l’ultime étape de Dawntrail soit celle de l’acceptation de cette mortalité. Au moment de « débrancher » graduellement la Mémoire vivante, le joueur est invité à rétablir le cours normal du deuil en faisant un dernier tour de chaque quartier, comme pour en recevoir et ainsi en conserver le souvenir.


En conclusion

Plus politique que jamais, n’en déplaise aux chantres de l’art pour l’art, Dawntrail ne renouvelle guère les thématiques centrales de Final Fantasy XIV, pas plus d’ailleurs qu’il ne se libère de sa prose théâtrale parfois verbeuse et de sa mise en scène sommaire. Par ses deux grandes parties opposées, il n’en propose pas moins une réflexion limpide sur les fondements d’une société saine et sur la valeur des dirigeants, qui se juge à l’aune de leur œuvre pacificatrice et non de leurs conquêtes meurtrières.

D’un côté, il y a Gulool Ja Ja, un dirigeant respecté qui accepte son peuple tel qu’il est, en s’efforçant d’intégrer toutes les altérités avec les concessions que cela requiert, et qui entreprend de transmettre ses valeurs à ses successeurs. De l’autre, il y a Sphene, la tenante hypocrite d’un paradis éternel à la fois insensé et insensible, dont le fonctionnement ne peut que reposer sur une colonisation non seulement des corps, mais aussi des âmes.

Cette dualité confinerait volontiers à la caricature… si notre monde actuel n’était pas aussi bassement cynique, en proie à des forces réactionnaires puissantes. L’actualité qui a accompagné le lancement de Dawntrail rappelle plus que jamais qu’on ne fait pas société avec de la haine et de l’arrogance. C’est d’ailleurs toute la valeur des œuvres de fiction que de nous proposer un autre possible, où le plus horrible semble évitable, où la raison finit toujours par l’emporter, où quelques discussions sensées peuvent dissiper les rancœurs – mais pas trop tout de même : dans un jeu vidéo, il faut bien quelques combats épiques. C’est aussi pour cela que FFXIV est une si belle réussite, car, comme le disait l’Exarque du Cristal dans un moment de mise en abyme de Shadowbringers : « Si les légendes ne meurent jamais, c’est parce que nous avons tous besoin d’un peu de rêve et de romantisme dans notre vie. »

Depuis le début, l’évidence était là. La cité d’or de Dawntrail n’est pas un lointain rêve qui ne se laisse pas aisément approcher, se révélant en réalité être le cimetière doux-amer d’une gloire révolue. Non, la véritable cité d’or est cette Tuliyollal où nous posons d’emblée le pied. Accueillante, multiculturelle, riche d’une longue histoire mais inscrite dans son temps, la capitale du Tural n’est pas un mythe fait d’un métal clinquant, mais une matière bien vivante.

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Post-scriptum : cet article propose mes réflexions sur l’histoire de Dawntrail à travers des sujets que le jeu aborde et auxquels je suis sensible, particulièrement les questions de colonialisme dans le contexte du monde américain. Il s’agit d’un point de vue subjectif n’ayant pas vocation à être exhaustif sur ces sujets.