La publication de mon livre La musique dans Final Fantasy. De Nobuo Uematsu à ses héritiers chez Third Éditions m’a donné la chance de coucher sur papier une passion de longue date. Cela m’a aussi permis de regarder en arrière afin de constater le chemin parcouru – non seulement par moi, mais aussi par le sujet ainsi abordé. Dans cet article inhabituellement personnel, je raconte mon histoire de la musique de Final Fantasy.
Nobuo Uematsu en 2015 dans « Le concert sans titre », une célèbre émission de télévision japonaise consacrée à la musique classique.
Entrer dans la musique
Je me réjouis que la musique de jeu vidéo ait aujourd’hui acquis une vaste reconnaissance populaire et académique, car il n’en a pas toujours été ainsi. Pendant longtemps, l’écouter et l’apprécier était un loisir ingrat, pour ne pas dire honteux, subordonné à l’image infantile dont pâtissait déjà le jeu vidéo. C’était à tel point que même certains joueurs étaient tentés de la prendre de haut, comme un piteux ersatz de « vraie musique », purement décoratif. Pourtant, il n’y a pas de mauvaise façon d’entrer dans la musique – ou dans toute forme d’art, en vérité.
Je fais partie d’une génération dont les premiers émois musicaux sont bel et bien venus de ces machines. J’avais huit ans, par exemple, quand le générique d’introduction des Schtroumpfs sur Super Nintendo m’a cueilli. Après le célèbre air enjoué du dessin animé, le compositeur Frédéric Mentzen avait posé une longue et délicate méditation au basson (?), qui m’a toujours donné le sentiment d’ouvrir une fenêtre plus mélancolique sur le monde guilleret des petits lutins bleus. Plusieurs fois, j’ai laissé tourner l’écran titre pour l’écouter, et je sais que nous avons été nombreux à faire ainsi, quel que soit le jeu – certains allant jusqu’à enregistrer artisanalement le tout sur cassette. (L’idée qu’il puisse exister des bandes originales de jeu vidéo m’échappait encore.)
La suite de cette histoire n’est pas très originale. Comme beaucoup, je suis tombé dans Final Fantasy avec le septième épisode, jeu si spectaculaire qu’il était difficile de ne pas l’admirer. Prenant le train en marche, alors que Nobuo Uematsu jouissait déjà d’une notoriété certaine dans le monde balbutiant des « compositeurs de jeu vidéo », j’ai été happé par son talent pour les mélodies mémorables, qu’elles inspirent la tendresse la plus sincère (dans Tifa’s Theme ou Dear to the Heart, pour n’en citer que deux), l’aventure dans toutes ses nuances (ainsi du très riche thème principal) ou des ambiances surnaturelles. C’est bien sur ce dernier point que j’ai été touché en plein cœur. Aux extrémités mystiques de l’aventure, il y a l’écho lancinant du thème de la cité des anciens – mais il y a surtout la réunion au cratère nord, dont le refrain aux voix obsédantes inspire un sentiment de gravité unique. Combien de temps ai-je passé dans la zone du dernier niveau où on peut la réentendre ?
Je me souviens encore des regards incrédules de mes proches quand je disais aimer la musique de FFVII ou, pire encore, quand je disais vouloir l’écouter en dehors du jeu. Bien plus tard, j’ai été à la fois rassuré et amusé en découvrant que des compositeurs de la série, eux aussi, ont raconté de telles anecdotes (c’est le cas de Hitoshi Sakimoto). Il est vrai que les sonorités primitives des plus anciennes machines constituaient une barrière pour le plus grand nombre, mais de jeunes oreilles entendaient volontiers au-delà des grésillements ou des frêles imitations d’instruments. Car il y avait tout de même quelque chose – une démarche, une attention.
Nous avons eu de la chance. Faisant fi des restrictions techniques, ou plutôt faisant avec, des hommes et des femmes ont très tôt choisi de traiter leur support avec soin et leur public avec respect. Nobuo Uematsu fait partie de ceux-là, quand bien même il n’avait jamais envisagé le monde du jeu vidéo comme une possibilité de carrière – il rêvait bien plus de bandes originales de cinéma ou de chansons pop. Quand il s’est mis à l’œuvre sur Final Fantasy, deux exemples l’ont aiguillé : celui de Kôichi Sugiyama, qui venait de mettre élégamment en musique Dragon Quest en puisant dans ses racines classiques, et Kôji Kondô, qui avait – en l’espace d’un an ! – signé les airs désormais légendaires de Super Mario Bros. et The Legend of Zelda. C’est donc avec le même sérieux qu’Uematsu a produit sa musique, quand bien même il fallait employer les quatre canaux primaires de la NES.
On aurait pu croire que FFVII, fort de l’arrivée de la PlayStation et du support CD, permette au compositeur de s’affranchir des vieilles limitations. Il n’en était rien : poussé par les programmeurs à économiser le plus de mémoire possible pour que leur œuvre cinématographique soit entravée par un minimum de chargements, Uematsu dut se résoudre à utiliser exclusivement les capacités de synthèse sonore de la console, sans échantillons d’instruments réels qui auraient pu enrichir l’ensemble. (Il suffit d’écouter la bande originale de Chrono Cross, sorti en 1999, moins de trois ans après FFVII, pour comprendre le degré de qualité stupéfiant qu’il était possible d’atteindre par échantillonnage sur PlayStation.)
Les barrières techniques de FFVII furent une source de nombreux inconforts pour Uematsu – il dira avoir abandonné bien des ébauches de morceaux, ne parvenant pas à les faire sonner comme il le souhaitait. Mais puisqu’il s’agissait de faire avec, il n’a pas ou peu cherché à imiter ce qui lui était techniquement inaccessible. Ainsi a-t-il transformé cette économie de moyens en une expression musicale dépouillée, limpide, synthétique sans honte (en bon admirateur de Kraftwerk et Vangelis, Uematsu considère d’ailleurs le synthétiseur comme un instrument à part entière). Bref, c’était fait avec modestie et sincérité. En fin de compte, contre toute attente, la musique de FFVII avait une patte unique.
Alors l’adolescent que j’étais ne pouvait plus faire sans. Me voilà dans une boutique de jeux vidéo locale, un jour de 1998, à demander si, par le plus grand des hasards, il n’existerait pas, vous savez, des albums de musique de jeu vidéo, quoi (je l’ai probablement décrit en des termes plus hésitants). Je revois encore le sourire malicieux du vendeur qui, sans un mot, désigna du doigt une vitrine où trônaient quelques bandes originales, entre autres goodies exotiques. C’était donc vrai ! Il n’y avait pas celle de FFVII (il me la commanda ensuite), mais de FFVI – une porte ouverte sur l’héritage de la série qui me restait encore à découvrir. Certes, les boutiques françaises étaient alors inondées de contrefaçons taïwanaises, et non des éditions originales japonaises, mais je ne l’apprendrais que des années plus tard.
Une fois embarqué, plus question de descendre : cette première bande originale était le point de départ d’une longue passion pour l’univers musical de Final Fantasy. Il ne s’agissait pas seulement de l’admirer, mais aussi d’aller plus loin, de savoir qui se cachait derrière et de partager mon enthousiasme. Pour cela, il ne manquait qu’un outil décisif : Internet. Oui, mais pas n’importe quel Internet – l’ancien, le « 1.0 », ce groupement de sites et de forums à taille humaine dont beaucoup de gens de ma génération se sentent sûrement orphelins.
À l’assaut de la toile
Dès la fin des années 1990, des sites ont été lancés par des passionnés. Nous devons beaucoup à ces courageux défricheurs : l’ancestral Soundtrack Central, Rocket Baby (l’un des premiers sites anglophones à interviewer des compositeurs japonais), le non officiel Nobuo Uematsu.com, Chudah’s Corner et ses précieuses traductions des livrets des albums japonais, la base de données Game Music Revolution dont a hérité l’indispensable VGMdb, même la plateforme de partage de remix amateurs OverClocked… Toutes ces petites mains ont enrichi la connaissance en donnant un visage et une identité aux musiciens, en recensant les albums, même les plus obscurs, et en animant des forums où avaient lieu de nombreux échanges – y compris, il faut bien le reconnaître, de fichiers MP3 (l’illégalité a beaucoup fait pour la diffusion de la musique de jeu vidéo…).
C’est en suivant ces exemples que j’ai lancé, en l’an 2000, du haut de mes 14 ans, mon premier site : une horreur en HTML de débutant, au fond vert hideux et aux textes sans doute truffés d’approximations, mais fabriqué avec l’envie de partager mon admiration pour Uematsu en compilant tout ce que je pouvais trouver à son sujet – à l’époque, pas grand-chose il faut dire, et en grande partie extrapolé. J’en étais si fier que je l’avais présenté devant ma classe, en troisième, et j’ai encore en tête encore le visage authentiquement épaté de ma professeur de français. Double motif de perplexité : un site Internet ? De la musique de jeu vidéo ?
Cette tentative s’est développée en Squaremusic, ouvert à bien d’autres compositeurs de Square Enix et d’ailleurs, pour lequel j’ai reçu l’aide de plusieurs amis tout aussi passionnés (dont Damien, l’éditeur de mes livres, à qui j’avais confié les clés d’une page consacrée à Danny Elfman). J’y ai versé de très longues heures, à décortiquer la moindre interview ou bribe de site et blog (je rappelle que nous étions avant les réseaux sociaux) afin d’enrichir les biographies et les discographies, avant de l’abandonner progressivement au bout de quelques années, faute de temps et de motivation. Mon découragement était le fruit d’une triste réalité, celle que tout cela ne s’est jamais adressé qu’à un mince cercle d’initiés – en particulier les habitués du forum de Squaremusic, une bande de gais lurons dont beaucoup sont toujours en contact aujourd’hui. (Quelques-uns d’entre eux ont même pris part à une seconde tentative, Musica Ludi, beau projet emporté par une même entropie.)
C’est peu après mon abandon de Squaremusic qu’un frémissement plus global est apparu. À la fin des années 2000, en plus des premiers concerts occidentaux (le Japon était très en avance sur nous), le surgissement des réseaux sociaux et de YouTube a encouragé le partage des morceaux, toujours aux frontières de la légalité (voire largement de l’autre côté), et de nombreux joueurs ont pu se réunir autour de leur admiration commune. Au-delà de celles et ceux qui écoutent des bandes-son de jeu vidéo pour leur simple plaisir, les musiques sont un puissant vecteur de souvenirs pour les joueurs, et je pense que c’est en bonne partie la possibilité de les retrouver et de les commenter facilement sur Internet qui a rendu ce médium bien plus populaire et « communément acceptable ».
Il l’est d’autant plus, bien sûr, que la technologie a fait de grandes avancées et que le son s’est inévitablement aligné sur le perfectionnement des visuels. Elle est loin de nous, l’époque où on ne pouvait y voir qu’un germe de véritable musique. Qui imaginerait encore une bande originale sans des arrangements soignés et de nombreux enregistrements en studio – en tout cas, dans les grosses productions qui en ont les moyens ? Certes, tout cela ne s’est pas fait sans risques. Si certains (Uematsu le premier) regrettent un alignement sur l’esthétique du cinéma, principalement hollywoodien, la pluralité des styles et des univers de jeux vidéo continue à autoriser une vaste diversité d’approches.
Aujourd’hui, je n’ai plus l’impression d’être un fanatique dans un coin perdu du vieil Internet, conscient d’aimer des œuvres marginales. Il me semble tellement naturel d’écouter de la musique de jeu vidéo – en ayant joué au jeu en question ou non – que je ne sais plus trop comment le justifier, sinon en affirmant que c’est tout simplement de la bonne musique. Ou, pour être plus précis, que toute musique écrite « pour l’image » (que ce soit pour le cinéma, les séries ou le jeu vidéo) a le potentiel d’être suffisamment évocatrice pour susciter des sentiments profonds, même sans lesdites images. Et puis, après tout, peut-être n’ai-je tout simplement plus besoin de me justifier : c’est comme ça.
Je peux même affirmer que, par ricochet, ce domaine a grandement élargi mes horizons. Les inspirations des compositeurs et compositrices m’ont ouvert les portes des chefs-d’œuvre de la musique symphonique, des folies du rock progressif (le véritable univers de Nobuo Uematsu), des traditions du monde entier (qu’on réunit abusivement sous le terme de « musiques du monde ») et de bien d’autres sources d’émerveillement sonore. Alors non, réellement, il n’y a pas de mauvaise façon d’entrer dans la musique.
L’heure des livres
De même, la génération bercée par ces airs a entrepris d’en faire un sujet d’étude académique et de plus en plus de travaux sérieux sont venus légitimer le domaine. Je suis d’ailleurs surpris que, parallèlement à cet essor, les premiers ouvrages français non universitaires sur la musique de jeu vidéo aient tant tardé et soient encore si rares : après la synthèse précurseure Video Game Music de Damien Mecheri sont venus la biographie de Nobuo Uematsu que j’ai écrite avec Denys Fontanarosa, l’enquête Symphonie pour pixels d’Aurélien Simon et La musique dans Zelda de Fanny Rebillard – ce qui a donné lieu à cette réunion de pionniers. Il reste tant à défricher et à vulgariser !
Dernier membre de ce petit club, mon livre La musique dans Final Fantasy est l’héritier de mon ancien site, pour ne pas dire une sorte d’aboutissement de ce que je cherchais à faire à l’époque. Il ne s’agit pas d’un travail de musicologue – je n’en ai pas les compétences –, mais de celui d’un mélomane qui souhaite répertorier les travaux, raconter les coulisses de leur création et, surtout, reconstituer les parcours humains derrière les œuvres, car, comme je l’écris dans les premières pages, « l’art est plus passionnant encore quand nous connaissons et comprenons les artistes ».
Bien sûr, nous sommes encore loin du grand public, car ces publications s’adressent avant tout aux passionnés déjà convaincus. Sans doute suis-je d’ailleurs vieux jeu en considérant le livre comme le meilleur format de diffusion (il suffit de voir la portée de la récente vidéo du Joueur du grenier sur ce sujet), mais je pense néanmoins qu’on a rarement fait mieux pour réunir en un seul endroit une somme d’informations disparates et la modeler en une réflexion cohérente. J’en tiens pour preuve mon expérience d’auteur. Ayant coécrit une biographie de Nobuo Uematsu, j’ai le sentiment – très modestement – d’avoir réussi à dresser de lui un portrait plus précis et fidèle que nulle part ailleurs, chose qu’un livre m’a permis d’exposer dans toutes ses nuances.
Un même déclic s’est produit en écrivant La musique dans Final Fantasy. Je trouve cela rassurant que, 25 ans après avoir entendu les premières mélodies de FFVII, il m’ait suffi de me pencher un peu plus sur le sujet pour en tirer des faits que j’ignorais et pour comprendre mieux encore les démarches et les cheminements des artistes que j’admire. Ainsi, j’espère avoir réussi à condenser et transmettre tout cela dans ce nouveau livre, pour que tous les autres mélomanes y trouvent leur compte. Mais ce n’est qu’une pièce du puzzle : il reste beaucoup à écrire sur la musique de Final Fantasy !