Éditorial : nostalgie du temps où nous n’étions que deux

Remarque : dans cet article, j’évoque des éléments proches de la fin de FFXV afin de servir mon propos. Ces évocations sont présentes seulement dans le paragraphe commençant par « Mais même sans les perches tendues […] », mais il faut bien signaler que je ne révèle rien de plus que ce que Square Enix a officiellement montré pendant la campagne de promotion du jeu. Le reste de l’article est inoffensif.

En me plongeant dans Final Fantasy XV en novembre dernier, je me suis dit que j’allais essayer quelque chose : ignorer le brouhaha et découvrir le jeu à mon rythme, sans me presser. Ça tombait bien, car cet épisode a plutôt été conçu pour ça. En réalité, j’avais en tête un souvenir que j’espérais restituer.

C’était le souvenir de ce jour d’octobre 1999 où je suis allé acheter Final Fantasy VIII, le premier épisode dont j’attendais ardemment la sortie après avoir découvert la série avec le VII. J’y ai joué avec passion pendant les semaines qui suivirent, le soir après le collège et les week-ends. Pour moi, c’était avant Internet. Je n’avais vu du jeu que ce que les magazines de l’époque montraient, soit quelques images prometteuses, et j’avais fait et refait sans me lasser la fameuse démo jouable du PlayStation Magazine. Une fois le précieux boîtier en ma possession, cette nouvelle histoire captivante s’est déroulée devant mes yeux. Je prenais mon temps, car je l’avais totalement, savourant chaque instant du jeu comme si c’était un trésor. La seule pression était celle de vouloir connaître la suite. Le monde de FFVIII était d’une beauté alors inimaginable dans un jeu vidéo. Il était d’autant plus beau qu’il était d’un réalisme frappant, qui pourtant n’en restait pas moins incroyablement évocateur. Moment inoubliable parmi tant d’autres : l’arrivée à Esthar, ou l’irruption d’un futurisme immaculé fabuleux dans un monde jusque-là contemporain et familier. Je n’en savais rien, et j’ai été époustouflé.

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Final Fantasy VIII n’est pas le sujet de cet éditorial ; à vrai dire, c’était certes un jeu splendide, mais évidemment imparfait, puéril à certains égards, et surtout marquant pour qui était assez jeune ou naïf pour fermer les yeux sur ces manquements. Je veux simplement dire que, pour mon plus grand plaisir, nous n’étions alors que deux : moi, et le jeu. En fait, le sujet de cet éditorial n’est pas non plus FFXV en tant que produit fini. Les jeux en eux-mêmes sont souvent innocents dans cette histoire, et ne sont victimes que de leur contexte. Qui plus est, je réfléchis ici en tant que relais de l’actualité, et plus généralement en tant que fan qui aime suivre l’actualité de ce qu’il aime. Ici, en réalité, je me suis simplement demandé si, dix-sept ans plus tard, une telle expérience « intime » restait malgré tout possible avec FFXV, après avoir attendu dix ans et enduré deux ans de communication intensive de son éditeur. La réponse ne surprendra personne. Les circonstances permettaient difficilement de donner lieu à un moment de jeu frais et inédit.

Que j’envie ceux qui ont pu découvrir ce quinzième épisode dans les mêmes conditions que moi le huitième. Sans devoir subir ce paradoxe, complexe mais très humain, entre la peur de trop en voir, et l’attraction pourtant irrésistible de la nouveauté. Cette dernière est, à l’époque de l’Internet du partage, encouragée par la désagréable sensation de manquer quelque chose. C’est que l’époque a beaucoup changé également, et que le désir de se préserver jusqu’au dernier moment n’est plus aussi simple, d’autant plus quand la sortie du jeu est préparée en amont par un film et une série d’animation qui invitent à découvrir par avance les bases de l’histoire. Mais il est vrai que ceux-ci constituent un bon avant-goût et ne gâchent pas les révélations du jeu central. La véritable difficulté vient de la théâtralisation incessante et désordonnée du compte-goutte avec lequel ce Final Fantasy XV a été montré au fil des ans, pendant les années moroses de Versus XIII certes, mais surtout pendant l’accélération finale des deux ans qui ont précédé sa sortie.

Quand Hajime Tabata a repris publiquement le flambeau, en septembre 2014, tout a plutôt bien commencé. Sa franchise et son sourire ont réussi à dissiper la frustration de l’attente. C’était même agréable de les découvrir, lui et les membres de son équipe, révéler avec enthousiasme le fruit de leur travail ; c’était parfois maladroit, mais plus souvent sincère. Ils s’exprimaient beaucoup, mais ne dévoilaient finalement pas grand-chose du jeu, grâce au départ à la présence de la démo Episode Duscae qui était le principal centre d’attention. Les choses ont commencé à devenir réellement pénibles après Uncovered, en mars 2016, quand tout d’abord Square Enix se gargarisait de « rendre sa grandeur à Final Fantasy », et quand ensuite les vannes des spoilers furent ouvertes. Quand bien même l’éditeur sentait peut-être qu’il maîtrisait le flot, la simple suspicion que le dernier contenu ou la dernière information révélés soient trop sensibles était un sentiment des plus désagréables.

Je me suis demandé plusieurs fois si Square Enix voyait en fait les fans, et les joueurs en général, comme de grandes bouches à gaver tant que cela est possible. Fin octobre, à la Paris Games Week, j’ai pu parler un court instant à Hajime Tabata. Dans le contexte qu’on vivait alors, au lieu de tout autre sujet pertinent, j’en ai profité pour lui dire qu’il fallait faire attention aux spoilers « officiels ». Il m’a répondu qu’il était difficile de contenter tout le monde. Sur ce point, je veux bien le croire. Tabata m’expliqua qu’il voyait une grande distinction entre ceux qui attendent le jeu depuis l’époque de Versus XIII, et qui considéraient qu’on en avait assez vu et qu’il fallait ne plus rien montrer, et les nouveaux venus qui ont été conquis par le FFXV montré depuis 2013, qui n’avaient selon lui de cesse d’en demander toujours plus. Difficile de le contredire lorsqu’on voyait, sur les réseaux sociaux, de pénibles et inlassables farfouilleurs d’informations qui se gorgeaient de chaque bribe insignifiante de nouveauté, et des sites qui étaient prêts à transformer chacune de ces miettes en faits d’actualité. Le moindre fragment d’interview se trouvait décortiqué et interprété, avec pour effet de grossir le trait sur des détails encore bordés de secrets, et de contribuer aux éclaircissements ou aux reculades de Square Enix.

Un bon exemple de cette surenchère inutile est arrivé cet été, quand Hajime Tabata a eu la mauvaise idée d’évoquer le fait que la « deuxième partie » de FFXV deviendrait plus linéaire. Comme le sujet de la linéarité semble inexplicablement obsessionnel chez beaucoup, ça n’a pas manqué de faire jaser. Ainsi Tabata s’est par la suite senti obligé d’apporter des précisions, dévoilant alors toujours plus d’informations non sollicitées sur la nature de ces ultimes chapitres, et encourageant plus encore les débats sur ce qui pouvait bien nous attendre… Mais qu’y a-t-il de plus vain que les commentaires enflammés sur une œuvre encore non sortie, dont nous n’avons forcément qu’une vision très partielle ? (C’est bien pour cela qu’invoquer le mystérieux Versus XIII dans les débats sur FFXV est très périlleux…) Qui peut oser avoir un avis arrêté sur un film en n’en voyant que la bande-annonce, ou sur un livre en n’en lisant que la quatrième de couverture ? Mais par la force des choses, et le souhait de ne pas sembler à la traîne, je me suis senti contraint de relayer la plupart de ces nouvelles informations au fil des derniers mois, en essayant d’y trouver un intérêt et en faisant en sorte d’avoir de quoi écrire plus de cinq pauvres lignes.

Me voilà bien embêté, surtout en tant que relais des informations auprès d’autres fans. Je n’ai pas très envie de faire partie de ceux qui contribuent à cette surenchère, qui ne fait que nous exposer un peu plus à des secrets que nous n’avons pas besoin de connaître précocement. Choisir que voir et que rapporter est d’autant plus difficile qu’on ne sait jamais vraiment ce qui est un spoiler réel ou un raccourci trompeur de bande-annonce. À ce petit jeu-là, autant ne plus parler de rien, mais ce n’est pas non plus ce que je souhaite. Dois-je continuer à relayer la moindre bribe en imaginant que c’est peut-être une information majeure, ou dois-je trier ce qui me semble pertinent ? Je pose la question, mais j’ai déjà une réponse : dans l’affaire de la partie finale de FFXV évoquée ci-dessus, j’ai choisi de laisser tomber après la deuxième actualité sur le sujet. Et au cours des derniers mois avant la sortie du jeu, j’ai à plusieurs reprises commencé à prendre des notes ou à écrire une news… avant d’abandonner, sentant que c’était en fait sans intérêt. Dans d’autres cas, c’est du premier coup d’œil que je sais que je ne relaierai pas une information. Par exemple, vous ne lirez pas un mot sur Ariana Grande dans Brave Exvius (bon, à part ici, quoi). Square Enix s’est déjà arrangé pour que vous appreniez l’existence de ce non-événement partout ailleurs.

Mais même sans les perches tendues, Square Enix ne s’est pas privé d’en montrer beaucoup, de révéler que nous assisterions dans FFXV à un bond de dix ans, et même d’utiliser pour sa campagne promotionnelle des images le démontrant, sous les yeux du grand public. J’ai encore en tête l’image de Noctis aux deux âges qui servait d’écran d’attente à la présentation de la Paris Games Week. Tout cela aurait dû rester un secret jusqu’au bout, pour nous frapper dans le vif de l’action, avant d’entamer la dernière ligne droite de cette aventure. Alors pourquoi Square Enix s’est senti l’obligation de nous l’infliger, pas juste à ceux qui comme moi suivent l’actualité de près, mais aussi à ceux qui veulent garder au minimum le risque de trop en voir ?

Le pire qu’un développeur puisse faire, c’est évoquer des choses si importantes sans les détailler, car cela conduit forcément à créer des attentes précises, au risque évidemment de les décevoir. C’est là tout le drame de Versus XIII, tel que je l’ai raconté dans mon grand dossier : celui d’un projet dévoilé alors qu’il n’était encore que des fragments d’idées, forçant ses développeurs à révéler des images inachevées, avant de devoir composer tant bien que mal avec les difficultés techniques, et de modifier les détails de leur œuvre sous les yeux du monde, car la transformation des belles idées en réalité est toujours cruelle.

Oui, Tabata était confronté à ces fans qui voulaient en apprendre toujours plus sur FFXV. Quand il y a de la demande, pourquoi se priver d’alimenter une masse qui veut tout savoir tout de suite, tout juger le plus vite possible, célébrer des jeux comme des messies longtemps avant leur sortie sans avoir tiré aucune leçon du passé, ou vouloir rire des échecs au point de sembler les désirer ? L’accélération du rythme de l’information conduit à un écœurement certain, en créant une entreprise de destruction du plaisir de la découverte au profit d’un soulagement immédiat qui, en voulant combler les impatiences, finit par avoir un effet négatif. Pendant sa campagne de communication, FFXV en a plusieurs fois fait les frais. Bien sûr, avec cet épisode, Final Fantasy avait beaucoup à rattraper, et Square Enix a utilisé tous les moyens possibles et imaginables pour tenter de convaincre le plus grand nombre qu’il s’agit du jeu à posséder absolument. Le marché du jeu vidéo actuel fonctionne ainsi, puisant dans les mécanismes dangereux de la « hype ». Toute crise de confiance force à en faire dix fois trop et à tenter plein d’approches en espérant que l’une d’elles fonctionnera. À regarder, c’est un spectacle gênant.

Je reste convaincu que dans tout cela, le plus important est le produit fini, jugé à l’aune des promesses certes, mais en évitant de trop se gorger de celles-ci, car le marketing n’est que du vent. C’est sinon ignorer les difficultés du processus créatif dans un produit commercial. Mais le jugement de ce produit fini est rendu difficile par des mois d’intoxication causés par le cirque médiatique que l’éditeur se sent désormais obligé de monter. Du fait des célébrations du 30e anniversaire de Final Fantasy cette année, et du spectre de la campagne promotionnelle du remake de FFVII qui se profile dangereusement, la comédie va vite reprendre. Avec, comme circonstances navrantes supplémentaires, de belles louches de nostalgie. Mais c’est la règle du jeu, et ce sera sans doute un beau rappel de ce long héritage, avec peut-être quelques annonces sympathiques à la clé. Sans oublier que FFXII revient enfin en HD, et que la belle histoire de FFXIV continue avec une nouvelle extension !

Quelles leçons seront retenues pour un futur Final Fantasy XVI ? Il y a bien peu de chances que d’ici à ce qu’il pointe le bout de son nez, cette spirale du cirque médiatique ait disparu. De plus, il m’est difficile d’imaginer que, dans les conditions actuelles et après les longues difficultés connues par le XV, FFXVI ne joue pas la carte de la sécurité. Est-ce que Square Enix va encore nous le présenter comme un sauveur ? Après un FFXV moderne et réaliste, va-t-on assister à un « retour aux racines », comme FFIX après le VIII ? Nous verrons cela en temps voulu. Tout ce que je souhaite, c’est que l’éditeur arrête de dévoiler ses projets des années à l’avance. L’attente de Kingdom Hearts III et de Final Fantasy VII Remake serait moins désespérante si elle n’était pas si longue. Avec FFXVI, qu’ils prennent bien leur temps avant de le montrer, et surtout, quand ce sera fait, qu’ils étudient sérieusement les bienfaits de la rareté.